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FRAGMENT

Mais il ne réfléchissait pas que si la superstition immola des victimes humaines dans de grands dangers et dans de grands malheurs, ce n’est pas une raison pour que les législateurs ordonnent à leurs femmes et à leurs filles de coucher avec le premier venu, dans un temple ou dans la sacristie, pour quelques deniers. La superstition est souvent très-barbare ; mais la loi n’attaque jamais l’honnêteté publique, surtout quand cette loi se trouve d’accord avec la jalousie des maris, et avec les intérêts et l’honneur des pères de famille.

M. Larcher voulut donc nous démontrer que les maris prostituaient leurs femmes dans Babylone, et que les mères en faisaient autant de leurs filles. Sa raison était que Sextus Empiricus et quelques poëtes latins ont dit qu’il fallait absolument qu’un mage en Perse fût né de l’inceste d’un fils avec sa mère[1]. On eut beau lui remontrer que cette calomnie des Grecs et des Romains contre les Perses, leurs ennemis, ressemble à tous les contes que notre peuple fait encore tous les jours des Turcs, et de Mahomet II, et de Mahomet le prophète ; M. Larcher n’en démordit point, et préféra toujours les vieux auteurs à la vérité ancienne et moderne.

Il nous traita d’homme ignorant et dangereux, parce que nous osions douter des cent portes de la ville de Thèbes, des dix mille soldats qui sortaient par chaque porte avec deux cents chars armés en guerre. Il est persuadé que le prétendu Concosis, père du prétendu Sésostris, pour accomplir un de ses songes, et pour obéir à un de ses oracles, destina son fils, dès le jour de sa naissance, à conquérir le monde entier ; que, pour parvenir à ce bel exploit, il fit élever auprès de Sésostris tous les petits garçons nés le même jour où naquit son fils ; que, pour les accoutumer à conquérir le monde, il les faisait courir à jeun huit de nos grandes lieues, ou quatre, comme on voudra, sans quoi ils n’avaient point à déjeuner.

Quand ils furent en âge d’aider Sésostris à sa conquête, ils étaient dix-sept cents qui avaient environ vingt ans. Il en était mort le tiers, selon les supputations de la vie humaine les plus modérées. Ainsi il était né en Égypte deux mille deux cent soixante et six garçons le même jour que Sésostris ; un pareil nombre de filles devait aussi être né ce jour-là : ce qui fait quatre mille cinq cent trente-deux enfants.

  1. Sextus Empiricus (III, Pyrrhon. hypotypos, xxiv, 205) dit que les Perses, et principalement les mages, épousent leurs mères. (B.)