Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome29.djvu/329

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d’une métaphore hardie, noble, frappante, et très-pittoresque. L’idée en était prise d’un naufrage, et les desseins étaient mis à la place de l’homme : c’était proprement l’homme qui faisait naufrage. Il est d’usage de dire qu’un dessein a échoué ; ce n’est plus une métaphore, c’est aujourd’hui le mot propre. Il n’en est pas de même de tomber par terre ; c’est une invention du poëte, elle n’a rien de pittoresque ni de noble, et ce vers ne me paraît pas plus élégant que celui-ci :

Et n’eût été Léonce en la dernière guerre.

Il me semble aussi que personne n’approuvera un imposteur qui, s’osant revêtir d’un fantôme aimé, sert d’idole à un zèle charmé. Si quelqu’un s’avisait aujourd’hui de nous donner de tels vers, je ne pense pas qu’on trouvât un seul homme qui osât en prendre la défense.

On a blâmé dans l’Andromaque ce vers d’Oreste[1] qui compare les feux de son amour aux feux qui consument Troie :

Brûlé de plus de feux que je n’en allumai.

On condamne ce vers d’Arons dans Brutus[2], où Arons dit, en parlant des remparts de Rome :

Du sang qui les inonde ils semblent ébranlés.

En effet ces figures sont trop recherchées, trop hors de la nature. Le fantôme aimé dont on se revêt pour servir d’idole au zèle charmé parait encore plus défectueux. C’est ce que le P. Bouhours appelle du Nervèze[3], dans sa Manière de bien penser.

Souvent il arrive que des vers louches, obscurs, mal construits, hérissés de figures outrées, et même remplis de solécismes, font quelque illusion sur le théâtre. La règle que donne M. de Voltaire pour discerner ces vers me paraît assez sûre. Dépouillez ces vers de la rime et de l’harmonie, réduisez-les en prose : alors le défaut se montre à nu, comme la difformité d’un corps qu’on a dépouillé de sa parure.

  1. C’est Pyrrhus, et non Oreste, qui prononce ce vers, acte Ier, scène iv.
  2. Acte Ier, scène ii ; voyez tome II, page 330.
  3. Nervèze (Guillaume-Bernard), secrétaire de la chambre du roi sous Henri IV, est auteur de différents ouvrages ou opuscules dont on trouve la liste dans la Bibliothèque historique de la France. L’ouvrage du P. Bouhours est divisé en dialogues : c’est dans le quatrième qu’on lit : « Ces lettres-là effacent bien Nervèze et La Serre. » Et un peu plus loin : Nervèze ne parlerait pas autrement. » (B.)