Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome29.djvu/36

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Du Jonquay de l’état le plus cruel, et nanti par lui d’une somme exorbitante de cent mille écus, eût refusé de payer une somme légère à la courtière qu’on supposait lui avoir procuré un argent si inattendu. M. de Morangiés aurait eu l’intérêt le plus pressant à satisfaire cette entremetteuse. Qu’on se représente un homme tourmenté par le besoin d’argent, à qui une femme fait tomber tout d’un coup dans les mains cent mille écus comme par enchantement : refusera-t-il, dans les premiers transports de sa joie et de sa reconnaissance, une rétribution légitime à sa bienfaitrice ? Je soutiens que cela n’est pas dans la nature humaine.

S’il avait reçu tant d’argent, et s’il avait formé le dessein coupable de ne point payer son créancier, il n’avait qu’à garder paisiblement la somme : il pouvait attendre, sans inquiétude, le temps des payements, et renvoyer alors le prétendu prêteur à l’assemblée de ses créanciers, pour se faire payer à son rang comme il pourrait ; mais il ne se serait pas exposé à un procès criminel prématuré.

Il était donc de la plus grande vraisemblance que M. de Morangiés n’avait rien reçu, puisqu’il osait soutenir un procès criminel contre ceux qui prétendaient lui avoir prêté.

D’un autre côté, la manière dont on alléguait qu’on lui avait fait ce prêt tenait de la fable la plus incroyable. De l’argent qui doit être toujours porté en secret par Du Jonquay, tandis que le lendemain matin le même homme donne au même M. de Morangiés de l’argent en public ; cent mille écus portés à pied en treize voyages, tandis qu’il était si aisé de les porter en carrosse ; une course de cinq à six lieues, lorsqu’il était si simple de s’épargner cette fatigue inouïe : tout cela est tellement romanesque que, quand je lus la réfutation de cette aventure dans le plaidoyer de M. Linguet, j’eus peine à me persuader qu’on eût osé proposer sérieusement de telles chimères devant la première cour du royaume, et qu’on eût abusé à ce point de la patience des juges.

Ce fut pis encore, j’ose le dire, lorsqu’on remonta à la source des prétendus cent mille écus en or qu’une pauvre veuve, logée à un troisième étage, et ayant à peine de quoi soutenir sa famille, avait, dit-on, prêtés par les mains de son petit-fils Du Jonquay, qui avait couru six lieues à pied chargé de ce fardeau. M. Linguet remarque fort bien que, pour prêter cent mille écus, il faut les avoir. Le roman de la fortune si longtemps inconnue de cette veuve Véron me parut aussi étonnant que l’histoire des treize voyages. On ne faisait voir aucune preuve, aucune trace des origines de cette fortune secrète, qui formait un si grand contraste