Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome29.djvu/373

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dant il augmenta lui-même l’impôt du sel dans quelques nécessités de l’État : tant les affaires jettent souvent les hommes hors de leurs mesures ! tant il est rare de suivre toujours ses principes ! Mais enfin il tira son maître du gouffre de la déprédation de ses gens de finances ; de même que Henri IV se tira, par son courage et par son adresse, de l’abîme où la Ligue, Philippe II, et Rome, l’avaient plongé.

C’est un grand problème en finance et en politique, s’il valait mieux pour Henri IV amasser et enterrer vingt millions à la Bastille[1] que de les faire circuler dans le royaume. J’ai ouï dire que s’il faut mettre quelque chose à la Bastille, il vaut mieux y enfermer de l’argent que des hommes. Henri IV se souvenait qu’il avait manqué de chemises et de dîner, quand il disputait son royaume au curé Guincestre et au curé Aubry. D’ailleurs ces vingt millions, joints à une année de son revenu, allaient servir à le rendre l’arbitre de l’Europe, lorsqu’un maître d’école[2], qui avait été feuillant, et qui venait de se confesser à un jésuite, l’assassina à coups de couteau dans son carrosse au milieu de six de ses amis, pour l’empêcher, disait-il, de faire la guerre à Dieu, c’est-à-dire au pape[3].

Ses vingt millions furent bientôt dissipés, ses grands projets anéantis ; tout rentra dans la confusion.

Marie de Médicis, sa veuve, administra fort mal le bien de Louis XIII, son pupille. Ce pupille, nommé le Juste, fit assassiner sous ses yeux son premier ministre, et mettre en prison sa mère pour plaire à un gentilhomme d’Avignon[4], qui gouverna encore plus mal, et le peuple ne s’en trouva pas mieux. Il eut à la vérité la consolation de manger le cœur du maréchal d’Ancre, mais il manqua bientôt de pain.

Le ministère du cardinal de Richelieu ne fut guère signalé que par des factions et par des échafauds. Tout cela bien examiné, depuis l’invasion de Clovis jusqu’à la fin des guerres ridicules de la Fronde, si vous en exceptez les dix dernières années de Henri IV, je ne connais guère de peuple plus malheureux que celui qui habite de Bayonne à Calais, et de la Saintonge à la Lorraine.

Enfin Louis XIV régna par lui-même, et la France naquit.

  1. Voyez tome XXI, page 320 ; et XXIII, 301.
  2. Ravaillac.
  3. Ce sont les propres paroles de ce monstre, dans un de ses interrogatoires. (Note de Voltaire.)
  4. Charles-Albert de Luines ; tome XII, page 575.