Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome29.djvu/398

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lier de La Barre et à moi ? Une conversation entre deux jeunes amis n’ayant eu aucun effet, aucune suite, n’ayant été écoutée de personne, ne pouvait devenir un corps de délit. Il fallait que les interrogateurs eussent deviné cet entretien. Ces paroles, en effet, sont souvent dans la bouche des protestants : il y en a quelques-uns établis, avec privilège du roi, dans Abbeville et dans les villes voisines. Les assassins du chevalier de La Barre avaient donc deviné au hasard ce discours si commun qu’ils nous attribuaient ; et, par un hasard encore plus singulier, il se trouva peut-être qu’ils devinaient juste, du moins en partie.

Nous avions pu quelquefois examiner la religion romaine, le chevalier de La Barre et moi, parce que nous étions nés l’un et l’autre avec un esprit avide d’instruction, parce que la religion exige absolument l’attention de tout honnête homme, parce qu’on est un sot indigne de vivre quand on passe tout son temps à l’opéra-comique ou dans de vains plaisirs, sans jamais s’informer de ce qui a pu précéder et de ce qui peut suivre la minute où nous rampons sur la terre. Mais vouloir nous juger sur ce que nous avons dit, mon ami et moi, tête à tête, c’était vouloir nous condamner sur nos pensées, sur nos rêves. C’est ce que les plus cruels tyrans n’ont jamais osé faire.

On sent toute l’irrégularité, pour ne pas dire l’abomination, de cette procédure aussi illégale qu’infâme : car de quoi s’agissait-il dans ce procès, dont le fond était si frivole et si ridicule ? D’un crucifix de grand chemin qui avait une égratignure à la jambe. C’était là d’abord le corps du délit, auquel nous n’avions nulle part. Et on interroge les accusés sur des chansons de corps de garde, sur l’Ode à Priape du sieur Piron[1], sur des hosties qui ont répandu du sang, sur un entretien particulier dont on ne pouvait avoir aucune connaissance ! Enfin, le dirai-je, on demanda au chevalier de La Barre et au sieur Moinel si je n’avais pas été à la garde-robe, pendant la nuit, dans le cimetière de Sainte-Catherine, auprès d’un crucifix. Et c’était pour avoir révélation de ces belles choses qu’on avait jeté des monitoires.

Si le conseil de Sa Majesté très-chrétienne, auquel on aurait enfin recours, pouvait surmonter son mépris pour une telle procédure, et son horreur pour ceux qui l’ont faite ; s’il contenait assez sa juste indignation pour jeter les yeux sur ce procès ; si les

  1. Il est porté dans le procès-verbal que ces enfants sont convaincus d’avoir récité l’ode de Piron. Ils sont condamnés au supplice des parricides ; et Piron avait une pension de douze cents livres sur la cassette du roi. (Note de Voltaire.)