Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome29.djvu/483

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dit assez[1]) que les missionnaires, qui venaient tous enseigner la vérité, fussent tous divisés entre eux, et s’accusassent réciproquement des plus puants mensonges. Il y avait bien un autre danger : ces missionnaires avaient été dans le Japon la malheureuse cause d’une guerre civile dans laquelle on avait égorgé plus de trente mille hommes en l’an de grâce 1638. Bientôt les tribunaux chinois rappelèrent cette horrible aventure à l’empereur Young-tching, fils de Kang-hi et père de Kien-long, l’auteur du poème de Moukden. Tous les prédicateurs d’Europe furent chassés avec bonté par le sage Young-tching, en 1724[2]. La cour ne garda que deux ou trois mathématiciens, parce que d’ordinaire ce ne sont pas ces gens-là qui bouleversent le monde par des arguments théologiques.

Mais, monsieur, si les Chinois aiment tant les bons mathématiciens, pourquoi ne le sont-ils pas devenus eux-mêmes ? Pourquoi, ayant vu nos éphémérides, ne se sont-ils pas avisés d’en faire ? Pourquoi sont-ils toujours obligés de s’en rapporter à nous ? Le gouvernement met toujours sa gloire à faire recevoir ses almanachs par ses voisins, et il ne sait pas encore en faire. Ce ridicule honteux n’est-il pas l’effet de leur éducation ? Les Chinois apprennent longtemps à lire et à écrire, et à répéter des leçons de morale ; aucun d’eux n’apprend de bonne heure les mathématiques. On peut parvenir à se bien conduire soi-même, à bien gouverner les autres, à maintenir une excellente police, à faire fleurir tous les arts, sans connaître la table des sinus et les logarithmes. Il n’y a peut-être pas un secrétaire d’État en Europe qui sût prédire une éclipse. Les lettrés de la Chine n’en savent pas plus que nos ministres et que nos rois.

Vous croyez que ce défaut vient des têtes chinoises encore plus que de leur éducation. Vous semblez penser que ce peuple

  1. Voyez tome XXV, page 35 ; XXVII, 28.
  2. Rien n’est plus connu aujourd’hui que le discours admirable de cet empereur aux jésuites en les chassant : « Que diriez-vous si j’envoyais une troupe de bonzes et de lamas dans votre pays pour y prêcher leurs dogmes ? Les mauvais dogmes sont ceux qui, sous prétexte d’enseigner la vertu, soufflent la discorde et la révolte : vous voulez que tous les Chinois se fassent chrétiens, je le sais bien ; alors que deviendrons-nous ? les sujets de vos rois, comme l’île de Manille. Mon père a perdu beaucoup de sa réputation chez les lettrés en se fiant trop à vous. Vous avez trompé mon père, n’espérez pas me tromper de même. » Après ce discours sévère et paternel, l’empereur renvoya tous les convertisseurs en leur fournissant de l’argent, des vivres, et des escortes qui les défendirent des fureurs de tout un peuple déchaîné contre eux : il n’y eut point de dragonnade. Voyez le dix-septième volume des Lettres curieuses et édifiantes. (Note de Voltaire.)