Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome3.djvu/272

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LE CHEVALIER.

Par un hasard très-naturel et très-malheureux ; parce que je suis dans la misère ; parce que mon frère, qui nage dans l’opulence, doit passer ici ; parce que je l’attends, parce que j’enrage, parce que je suis au désespoir.

TRIGAUDIN.

Voilà de très-mauvaises raisons ; allez, allez, consolez-vous ; Dieu a soin des cadets : il faudra bien que votre frère jette sur vous quelques regards de compassion. C’est moi qui le marie, et je veux qu’il y ait un pot-de-vin pour vous dans ce marché. Quand quelqu’un épouse la fille du baron de la Canardière, il faut que tout le monde y gagne.

LE CHEVALIER.

Eh ! traître, que ne me la faisais-tu épouser ? J’y aurais gagné bien davantage.

TRIGAUDIN.

D’accord ; hélas ! je crois que Mlle de la Canardière vous aurait épousé tout aussi volontiers que votre frère. Elle ne demande qu’un mari ; elle ne sait pas seulement si elle est riche. C’est une fille élevée dans toute l’ignorance et dans toute la grossière rusticité de son père. Ils sont nés avec un peu de biens ; un frère de la baronne, intéressé dans les affaires, un imbécile qui ne savait ni penser ni parler, mais qui savait calculer, a gagné à Paris cinq cent mille francs de biens dont il n’a jamais joui ; il est mort précisément comme il allait devenir insolent. La baronne est morte de l’ennui qu’elle avait de vivre avec le baron ; et la fille, à qui tout ce bien-là appartient, ne peut être mariée par son vilain père qu’à un homme excessivement riche : jugez s’il vous l’aurait donnée, à vous qui venez de manger votre légitime.

LE CHEVALIER.

Enfin, tu as procuré ce parti-là à mon frère ; c’est fort bien fait : mais que t’en revient-il ?

TRIGAUDIN.

Ah ! il me traite indignement ; il s’imagine que son mérite seul a fait ce mariage ; et, son avarice venant à l’appui de sa vanité, il me paye fort mal pour l’avoir trop bien servi. J’en demande pardon à monsieur son frère ; mais monsieur le comte est presque aussi avare que fat ; vous n’êtes ni l’un ni l’autre, et si vous aviez son bien, vous feriez…

LE CHEVALIER.

Oh ! oui, je ferais de très-belles choses ; mais n’ayant rien, je ne puis rien faire que de me désespérer, et te prier de… Ah !