Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome30.djvu/50

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Isaac aimait Ésaü, parce qu’il mangeait du gibier de sa chasse ; mais Rébecca aimait Jacob… Un jour Jacob fit cuire une fricassée, et Ésaü, étant arrivé fatigué des champs, lui dit : Donne-moi, je t’en prie, de cette fricassée rousse, parce que je suis très-fatigué. C’est pour cela qu’on l’appela depuis Ésaü le Roux. Jacob lui dit : Vends-moi donc ton droit d’ainesse[1]. Ésaü répondit : Je me meurs de faim ; de quoi mon droit d’aînesse me servira-t-il[2] ? — Jure-le moi donc, dit Jacob. Ésaü le jura, et lui vendit sa primogéniture ; et ayant pris la fricassée de pain et de lentilles, il mangea et but, et s’en alla, se souciant peu d’avoir vendu sa primogéniture.

Or une grande famine étant arrivée sur la terre, après la famine arrivée du temps d’Abraham, Isaac s’en alla vers Abimélech, roi des Philistins, dans la ville de Gérare[3] ; et Dieu lui apparut, et lui dit : Ne descends point en Égypte ; mais repose-toi dans la terre que je te dirai, et voyage dans cette terre ; je serai avec toi, je te bénirai : car je donnerai à toi et à ta semence tous ces pays ; j’accomplirai le serment que j’ai fait à Abraham ton père[4]. Je multiplierai ta semence comme les étoiles du ciel ; je donnerai à ta postérité toutes les terres, et toutes les nations de la terre seront bénies en ta semence ; et cela parce qu’Abraham a obéi à ma voix, et qu’il a observé mes préceptes, mes ordonnances, mes cérémonies et mes lois[5]… Isaac demeura donc à

  1. Il n’y avait pas encore de droit d’aînesse, puisqu’il n’y avait point de loi positive. Ce n’est que très-longtemps après, dans le Deutéronome, qu’on trouve que l’aîné doit avoir une double portion, c’est-à-dire, le double de ce qu’il aurait dû prendre, si on avait partagé également. On s’est encore servi de ce passage pour tâcher de prouver que la Genèse n’avait pu être écrite que lorsque les Juifs eurent un code de lois. Mais en quelque temps qu’elle ait été écrite, elle est toujours infiniment respectable. (Note de Voltaire.)
  2. La plupart des Pères ont condamné Ésaü, et ont justifié Jacob ; quoi qu’il paraisse par le texte qu’Ésaü périssait de faim, et que Jacob abusait de l’état où il le voyait. Le nom de Jacob signifiait supplantateur. Il semble, en effet, qu’il méritait ce nom ; puisqu’il supplanta toujours son frère. Il ne se contente pas de lui vendre ses lentilles si chèrement, il le force de jurer qu’il renonce à ses droits prétendus ; il le ruine pour un dîner de lupins ; et ce n’est pas le seul tort qu’il lui fera. Il n’y a point de tribunal sur la terre, où Jacob n’eût été condamné. (Id.)
  3. On a cru que la ville de Gérare ne signifie que le passage de Gérare, le désert de Gérare ; et qu’il n’y a jamais eu de ville dans cette solitude, excepté Pétra, qui est beaucoup plus loin. Observez qu’il y a toujours famine dans ce malheureux pays. Dieu ne donne point de pain à Isaac, mais il lui donne des visions. (Id.)
  4. Remarquez que l’auteur sacré ne perd pas une seule occasion de promettre à la horde hébraïque, errante dans ces déserts, l’empire du monde entier. (Id.)
  5. Nous ne voyons point que Dieu ait donné de loi particulière à Abraham, aucun précepte général, excepté celui de la circoncision. (Id.)