Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome31.djvu/175

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dessein a-t-il l’ait cet ouvrage ? Que lui en peut-il revenir ?… Chacun a fait son roman ; et, ce qu’il y a de pis, c’est que quelques romanciers ont poursuivi à feu et à sang ceux qui voulaient faire d’autres romans qu’eux.

D’autres curieux s’en sont tenus à ce qui se passe sur notre petit globe terraqué. Ils ont voulu deviner pourquoi les moutons sont couverts de laine, pourquoi les vaches n’ont qu’une rangée de dents, et pourquoi l’homme n’a point de griffes. Les uns ont dit qu’autrefois il avait été poisson ; les autres, qu’il avait eu les deux sexes, avec une paire d’ailes. Il s’en est trouvé qui nous ont assuré que toutes les montagnes avaient été formées des eaux de la mer dans une suite innombrable de siècles. Ils ont vu évidemment que la pierre à chaux était un composé de coquilles, et que la terre était de verre. Cela s’est appelé la physique expérimentale. Les plus sages ont été ceux qui ont cultivé la terre, sans s’informer si elle était de verre ou d’argile, et qui ont semé du blé sans savoir si cette semence doit mourir pour produire des épis ; et malheureusement il est arrivé que ces hommes, toujours occupés à se nourrir et à nourrir les autres, ont été subjugués par ceux qui, n’ayant rien semé, sont venus ravir leurs moissons, égorger la moitié des cultivateurs, et plonger l’autre moitié dans une servitude plus ou moins cruelle. Cette servitude subsiste aujourd’hui dans la plus grande partie de la terre, couverte des enfants des ravisseurs et des enfants des asservis. Les uns et les autres sont également malheureux, et si malheureux qu’il en est peu qui n’aient souvent souhaité la mort. Cependant, de tant d’êtres pensants qui maudissent leur vie, il n’y en a guère qu’un sur cent, chaque année, du moins dans nos climats, qui s’arrache cette vie, détestée souvent avec raison, et aimée par instinct. Presque tous les hommes gémissent : quelques jeunes étourdis chantent leurs prétendus plaisirs, et les pleurent dans leur vieillesse.

On demande pourquoi les autres animaux, dont la multitude surpasse infiniment celle de notre espèce, souffrent encore plus que nous, sont dévorés par nous, et nous dévorent ? Pourquoi tant de poisons au milieu de tant de fruits nourriciers ? Pourquoi cette terre est d’un bout à l’autre une scène de carnage ? On est épouvanté du mal physique et du mal moral qui nous assiègent de toutes parts ; on en parle quelquefois à table ; on y pense même assez profondément dans son cabinet ; on essaye si l’on pourra trouver quelque raison de ce chaos de souffrances, dans lequel est dispersé un petit nombre d’amusements ; on lit tout ce