Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome31.djvu/211

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
201
ACTE V, SCÈNE DERNIÈRE.
Vers 2. Lève les yeux, perfide, et reconnois ce bras
  Qui l'a déjà vengé de ces petits ingrats.

On ne relèvera pas ici l’expression très-vicieuse de ces petits ingrats, parce qu’on n’en relève aucune. Le plus capital de tous les défauts dans la tragédie est de faire commettre de ces crimes qui révoltent la nature, sans donner au criminel des remords aussi grands que son attentat, sans agiter son âme par des combats touchants et terribles, comme on l’a déjà insinué[1]. Médée, après avoir tué ses deux enfants, au lieu de se venger de son mari, qui seul est coupable, s’en va en le raillant.

Vers 13. Va, bienheureux amant, cajoler ta maîtresse.

Lorsqu’à ces crimes commis de sang-froid on joint une telle raillerie, c’est le comble de l’atrocité dégoûtante. Il fallait, par un coup de l’art, intéresser pour Médée s’il était possible : c’eût été l’effort du génie. Le Tasse intéresse pour Armide, qui est magicienne comme Médée, et qui, comme elle, est abandonnée de son amant. Et lorsque Quinault fait paraître Médée, il lui fait dire ces beaux vers :

Le destin de Médée est d’être criminelle,
Mais son cœur était fait pour aimer la vertu.

Au reste, il ne sera pas inutile de dire ici aux lecteurs qui ne savent pas le latin, ou qui n’en lisent guère, que c’est dans la Médée de Sénèque qu’on trouve cette fameuse prophétie qu’un jour l’Amérique sera découverte, venient annis sæcula seris[2]. Il y en a une dans le Dante encore plus circonstanciée et plus clairement exprimée : c’est touchant la découverte des étoiles du pôle antarctique. Il suffirait de ces deux exemples pour prouver que les poètes méritent en effet le nom de prophètes, vates. Jamais, en effet, il n’y eut de prédiction mieux accomplie. Si Sénèque avait, en effet, eu l’Amérique en vue, tout l’art qu’on attribue à Médée n’aurait pas approché du sien.


Scène DERNIÈRE.

Vers 1. O dieux! ce char volant, disparu dans la nue,
  La dérobe à sa peine aussi bien qu’à ma vue, etc.
  1. Page 196.
  2. Voyez les vers de Sénèque, tome XVIII, page 310, et leur traduction, tome XII, page 358.