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ANNÉE 1727.




176. — À M. SWIFT[1].
londres, à la perruque blanche.

Cowent-Garden, 14 décembre 1727.

Vous serez surpris, monsieur, de recevoir d’un voyageur français un Essai, en anglais, sur les Guerres civiles de France, qui font le sujet de la Henriade. Ayez de l’indulgence pour un de vos admirateurs, qui doit à vos écrits de s’être passionné pour votre langue, au point d’avoir la témérité d’écrire en anglais.

Vous verrez, par l’Avertissement, que j’ai quelques desseins sur vous, et que j’ai dû parler de vous, pour l’honneur de votre pays et pour l’avantage du mien ; ne me défendez pas d’orner ma narration de votre nom.

Laissez-moi jouir de la satisfaction de parler de vous de la même manière que la postérité en parlera.

Me sera-t-il permis, en même temps, de vous supplier de faire usage de votre crédit en Irlande pour procurer quelques souscripteurs à la Henriade, qui est achevée, et qui, faute d’un peu d’aide, n’a pas encore paru ?

    il m’a accablé ces deux dernières années. Je vous avoue dans l’amertume de mon cœur que son insupportable conduite envers moi a été une de mes plus vives afflictions. Votre tendre amitié est une douce consolation au milieu de tant de chagrins. J’espère que la perversité du monde n’endurcira jamais votre bon cœur, et que par conséquent vous ferez tous vos efforts pour assurer la réussite de l’entreprise à laquelle vous m’avez engagé. Si vous pouviez proposer la chose à un libraire, j’aimerais mieux faire un marché argent comptant et livrer le manuscrit, que d’avoir la peine de le faire moi-même imprimer. Mais je crains qu’aucun libraire ne veuille imprimer un livre sans permission ; ou s’il le fait, il ne donnera que peu d’argent pour un essai si périlleux. Donc, plus j’y pense et plus je vois la nécessité de l’imprimer moi-même. J’attendrai votre réponse sur ce sujet. Je ne manquerai point en même temps d’envoyer à votre frère autant d’Anglais que je le pourrai ; je suis fâché de ne pouvoir lui être fort utile de ce côté-là, étant toujours à la campagne et ne voyant en Angleterre qu’un petit nombre d’amis.

    Apprenez-moi, je vous prie, quel est le sentiment du public sur la Henriade et sur l’Essai ; mais donnez-moi surtout votre propre opinion. Je crois qu’il ne vous serait point désagréable, et certainement ce serait un bien grand plaisir pour moi, de pouvoir jaser ensemble secrètement et amicalement de cela, et de beaucoup d’autres choses dont je ne vous ai jamais parlé par écrit, mais qui me pèseront sur le cœur jusqu’au moment où je pourrai goûter la satisfaction de les épancher dans le vôtre et de venir secrètement vous embrasser.

  1. Voyez ce que Voltaire a dit de Swift dans ses Lettres philosophiques, tome XXII, page 175 ; et dans la cinquième de ses Lettres à S. A. le prince de ***, tome XXVI, page 489.