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ANNÉE 1731.

soit de bouche, soit par écrit, en citant feu M. de Campistron, dont la mémoire ne doit pas être indifférente aux gens de lettres ; mais je me suis toujours révolté contre cette coutume impolie qu’ont prise plusieurs jeunes gens, d’appeler par leur simple nom des auteurs illustres qui méritent des égards.

Je trouve toujours indigne de la politesse française, et du respect que les hommes se doivent les uns aux autres, de dire Fontenelle, Chaulieu, Crébillon, Lamotte, Rousseau, etc. ; et j’ose dire que j’ai corrigé quelques personnes de ces manières indécentes de parler, qui sont toujours insultantes pour les vivants, et dont on ne doit se servir envers les morts que quand ils commencent à devenir anciens pour nous. Le peu de curieux qui pourront jeter les yeux sur les préfaces de quelques pièces de théâtre que j’ai hasardées verront que je dis toujours le grand Corneille, qui a pour nous le mérite de l’antiquité ; et que je dis M. Racine et M. Despréaux, parce qu’ils sont presque mes contemporains.

Il est vrai que dans la préface d’une tragédie[1] adressée à milord Bolingbroke, rendant compte à cet illustre Anglais des défauts et des beautés de notre théâtre, je me suis plaint, avec justice, que la galanterie dégrade parmi nous la dignité de la scène ; j’ai dit, et je dis encore, que l’on avait applaudi ces vers d’Alcibiade, indignes de la tragédie (acte I, scène iii) :

Hélas ! qu’est-il besoin de m’en entretenir ?
Mon penchant à l’amour, je l’avouerai sans peine,
Fut de tous mes malheurs la cause trop certaine ;
Mais, bien qu’il m’ait coûté des chagrins, des soupirs,
Je n’ai pu refuser mon âme à ses plaisirs :
Car enfin, Amintas, quoi qu’on en puisse dire,
Il n’est rien de semblable à ce qu’il nous inspire.
Où trouve-t-on ailleurs cette vive douceur
Capable d’enlever et de charmer un cœur ?
Ah ! lorsque, pénétré d’un amour véritable,
Et gémissant aux pieds d’un objet adorable,
J’ai connu dans ses yeux timides ou distraits
Que mes soins de son cœur avaient troublé la paix ;
Que, par l’aveu secret d’une ardeur mutuelle,
La mienne a pris encore une force nouvelle ;
Dans ces tendres instants j’ai toujours éprouvé
Qu’un mortel peut sentir un bonheur achevé.

  1. Brutus : voyez tome II, page 323.