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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome33.djvu/287

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265. — Á M. DE CIDEVILLE.
À Paris, le 29 mai.

Je lisais, ces jours passés, mon cher ami, que les gens qui font des tragédies négligent fort le style épistolaire, et écrivent rarement à leurs amis. J’ai le malheur d’être dans ce cas, et, en vérité, j’en suis bien fâché. Je ne conçois pas comment je peux

    ainsi vous pouvez vous épargner cette peine. J’ai vu quelques vers français du jeune Bernard, composés pour la jeune idole que vous adorez : ils ne sont pas bons, et ceux de Pope et de Gay ne conviennent pas non plus. La raison m’en paraît toute simple. Le portrait même est une allusion ; la pruderie de votre nymphe y est exprimée par le temple de Diane. Si vous chargez cette allégorie d’une autre allusion au premier livre de Virgile, cela ne sera pas compris par les femmes ni par les jeunes paladins. Plusieurs hommes de lettres seraient même obligés de s’arrêter, en lisant, pour se rappeler les vers de Virgile. J’accorde qu’un passage fameux tiré de quelque grand auteur convient parfaitement à une gravure ou à une médaille. Le mot Ite, missa est était admirable pour la médaille du roi Jacques II. Æneus est intus allait très-bien à Louis XIV, et ainsi de suite. Ici le cas est tout à fait différent. Ce n’est pas un seul hémistiche connu de tout le monde, et que l’esprit du lecteur puisse saisir de suite : c’est une longue allusion à ce vers latin :

    Et vera incessu patuit dea.

    L’expression du latin perd son éclat et sa beauté dans le long commentaire anglais. Deux vers suffisent, l’un pour la rime et l’autre pour le sens. J’espère que sir Homère Pope et sir Ovide Gay voudront bien me pardonner ma hardiesse. Vous n’ignorez pas que j’ai pour eux le sentiment de la plus haute estime. J’admire leurs ouvrages, j’aime leurs personnes ; je voudrais de tout mon cœur pouvoir vivre avec eux ; mais vous savez que je suis lié, ou plutôt enchaîné ici, par mes études, mes œuvres, ma fortune et ma santé. La baronne* a été très-malade : elle est maintenant rétablie. Je vous remercie de l’histoire lamentable du relieur. Je vous prie, mon cher, de m’envoyer les remarques que le voyageur La Motraye a griffonnées sur mon dernier ouvrage. J’ai été bien fou de faire imprimer si peu d’exemplaires de ce livre. On en a fait ici quatre éditions. La quatrième m’a été envoyée ce matin même. J’ai différé à faire mettre Ériphyle sous presse, parce que je compte l’essayer encore au théâtre l’année prochaine. C’est assez parler de mes affaires ; quant à celles du parlement français, je les méprise, ainsi que les tracasseries des prêtres et la folle rage des jésuites et des jansénistes. Je ne m’inquièterai point de tous ces troubles ridicules, à moins cependant que nous n’ayons des barricades. Je vis très à l’aise chez votre baronne, et tandis que vous passez votre temps à courir dans les pays lointains, je garde la maison comme un chartreux. Adieu, mon cher ami, aimez la nation anglaise ; mettez-moi bien avec vos amis ; dites surtout à milord et à milady Bolingbroke que je leur suis attaché pour la vie ; mes respects très-sincères à M. Pulteney, et milord et milady Hervey. Buvez à ma santé avec le gourmand Pope ; écrivez souvent. Tâchez de ravoir mes planches des mains de Woodman, quand vous croirez qu’il en est temps. Adieu.

    *. Mme de Fontaine-Martel.