Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome35.djvu/151

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J’avais lu le soir, avant de me coucher, une très-mauvaise ode de Rousseau, adressée à la Postérité : j’en ai pris la colique, et je crains que nos pauvres neveux n’en prennent la peste. C’est assurément l’ouvrage le plus misérable qui me soit de la vie tombé entre les mains.

Je me sens extrêmement flatté de l’approbation que vous donnez à la dernière épître[1] que je vous ai envoyée. Vous me faites grand plaisir de me reprendre sur mes fautes ; je ferai ce que je pourrai pour corriger mon orthographe, qui est très-mauvaise ; mais je crains de ne pas parvenir sitôt à l’exactitude qu’elle exige. J’ai le défaut d’écrire trop vite, et d’être trop paresseux pour copier ce que j’ai écrit. Je vous promets cependant de faire ce qui me sera possible pour que vous n’ayez pas lieu de composer, dans le goût de Lucien, un dialogue des lettres qui plaident devant le tribunal de Vaugelas, et qui accusent les défraudations que je leur ai faites.

Si, en se corrigeant, on peut parvenir à quelque habileté ; si, par l’application, on peut apprendre à faire mieux ; si les soins des maîtres de l’art ne se lassent point à former des disciples, je puis espérer, avec votre assistance, de faire un jour des vers moins mauvais que ceux que je compose à présent.

J’ai bien cru que la marquise du Châtelet était en affaires sérieuses ce qu’elle est en physique, en philosophie, et dans la société ; le propre des sciences est de donner une justesse d’esprit qui prévient l’abus qu’on pourrait faire de leur usage. J’aime à entendre qu’une jeune dame a assez d’empire sur ses passions pour quitter tous ses goûts en faveur de ses devoirs ; mais j’admire encore plus un philosophe qui se résout d’abandonner la retraite et la paix en faveur de l’amitié. Ce sont des exemples que Cirey fournira à la postérité, et qui feront infiniment plus d’honneur à la philosophie que l’abdication de cette femme singulière[2] qui descendit du trône de Suède pour aller occuper un palais à Rome.

Les sciences doivent être considérées comme des moyens qui nous donnent plus de capacité pour remplir nos devoirs. Les personnes qui les cultivent ont plus de méthode dans ce qu’elles font, et agissent plus conséquemment. L’esprit philosophique établit des principes ; ce sont les sources du raisonnement et la cause des actions sensées. Je ne m’étonne point que vous autres habitants de Cirey fassiez ce que vous devez faire ; mais je m’étonnerais beaucoup si vous ne le faisiez pas, vu la sublimité de vos génies et la profondeur de vos connaissances.

Je vous prie de m’avertir de votre départ pour Bruxelles, et d’aviser, en même temps, sur la voie la plus courte pour accélérer notre correspondance. Je me flatte de pouvoir recevoir de vous tous les huit jours des lettres, lorsque vous serez si voisin de nos frontières. Je pourrai peut-être vous être de quelque utilité dans ce pays, car je connais très-particulièrement le prince d’Orange[3], qui est souvent à Bréda, et le duc d’Arem-

  1. Celle que Frédéric avait adressée à son frère, le prince Auguste-Guillaume.
  2. Christine.
  3. Guillaume-Charles-Henri Friso, prince d"Orange et stathouder des Pays-Bas, né en 1711, mort en 1754. Il était cousin de Frédéric par sa femme la princesse