Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome35.djvu/287

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Le vin de Hongrie ne peut partir qu’à la fin de l’été, à cause des chaleurs qui sont survenues. Je suis occupé à présent à régler l’édition de la Henriade. Je vous communiquerai tous les arrangements que j’aurai pris là-dessus.

Nous venons de perdre l’homme le plus savant de Berlin, le répertoire de tous les savants d’Allemagne, un vrai magasin de sciences : le célèbre M. de La Croze vient d’être enterré avec une vingtaine de langues différentes, la quintessence de toute l’histoire, et une multitude d’historiettes dont sa mémoire prodigieuse n’avait laissé échapper aucune circonstance. Fallait-il tant étudier pour mourir au bout de quatre-vingts ans, ou plutôt ne devait-il point vivre éternellement pour récompense de ses belles études ?

Les ouvrages qui nous restent de ce savant prodigieux ne le font pas assez connaître, à mon avis. L’endroit par lequel M. de La Croze brillait le plus, c’était, sans contredit, sa mémoire : il en donnait des preuves sur tous les sujets, et l’on pouvait compter qu’en l’interrogeant sur quelque objet qu’on voulût il était présent, et vous citait les éditions et les pages où vous trouviez tout ce que vous souhaitiez d’apprendre. Les infirmités de l’âge n’ont diminué en rien les talents extraordinaires de sa mémoire, et, jusqu’au dernier moment de sa vie, il a fait amas de trésors d’érudition, que sa mort vient d’enfouir pour jamais avec une connaissance parfaite de tous les systèmes philosophiques, qui embrassait également les points principaux des opinions jusqu’aux moindres minuties.

M. de La Croze était assez mauvais philosophe ; il suivait le système de Descartes, dans lequel on l’avait élevé, probablement par prévention, et pour ne point perdre la coutume qu’il avait contractée, depuis une septantaine d’années, d’être de ce sentiment. Le jugement, la pénétration, et un certain feu d’esprit qui caractérise si bien les esprits originaux et les génies supérieurs, n’étaient point du ressort de M. de La Croze ; en revanche, une probité égale en toutes ses fortunes le rendait respectable et digne de l’estime des honnêtes gens.

Plaignez-nous, mon cher Voltaire ; nous perdons de grands hommes, et nous n’en voyons pas renaître. Il paraît que les savants et les orangers sont de ces plantes qu’il faut transplanter dans ce pays, mais que notre terrain ingrat est incapable de reproduire, lorsque les rayons arides du soleil ou les gelées violentes des hivers les ont une fois fait sécher. C’est ainsi qu’insensiblement et par degrés la barbarie s’est introduite dans la capitale de l’univers, après le siècle heureux des Cicéron et des Virgile. Lorsque le poëte est remplacé par le poëte, le philosophe par le philosophe, l’orateur par l’orateur, alors on peut se flatter de voir perpétuer les sciences ; mais, lorsque la mort les ravit les uns après les autres sans qu’on voie ceux qui peuvent les remplacer dans les siècles à venir, il ne semble point qu’on enterre un savant, mais plutôt les sciences.

Je suis, avec tous les sentiments que vous faites si bien sentir à vos amis, et qu’il est si difficile d’exprimer, votre très-fidèle ami,

Fédéric.