Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome35.djvu/385

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chose à l’Atalide de Bajazet, mais elle me paraît peu décente et très-froide dans une circonstance si terrible, et à la vue du corps expirant d’un père, qui doit occuper toute l’attention de la malheureuse Zulime.

Après avoir bien examiné les autres observations, et avoir plié mon esprit à suivre les routes qu’on me propose, je les trouve absolument inpraticables.

On veut que Zulime doute si son amant a assassiné son père ; on veut ensuite qu’elle puisse l’excuser sur ce qu’il l’a tué sans le savoir, et que cette idée de l’innocence de Ramire soit l’objet qui occupe principalement le cœur de Zuhme.

Je crois avoir ménagé assez le peu de doutes qu’elle doit avoir, et je crois que ce serait perdre toute la force du tragique que de vouloir rendre toujours son amant innocent. Le véritable tragique, le comble de la terreur et de la pitié est, à mon avis, qu’elle aime son amant criminel et parricide. Point de belles situations sans de grands combats, point de passions vraiment intéressantes sans de grands reproches. Ceux qui conseillèrent à Pradon de ne pas rendre Phèdre incestueuse lui conseillèrent des bienséances bien malheureuses et bien messéantes au théâtre. Ah ! ne me traitez pas en Pradon !

Je condamne aussi sévèrement toute assemblée de peuple. Ce n’est pas d’une vaine pompe dont il s’agit ; il faut que Zulime, en mourant, adore encore la cause de ses crimes et de ses malheurs ; il faut qu’elle le dise, et, si elle était devant le peuple, cette affreuse confidence serait déplacée ; c’est alors que les bienséances seraient violées. J’aime la pompe du spectacle, mais j’aime mieux un vers passionné.

Voici donc les seuls changements que mon temps, mes occupations, et mon départ, me permettent. Benigno animo legete ; et publici juris in theatro fiant. Je vous supplie d’adresser vos ordres chez l’abbé Moussinot, qui aura mon adresse.

Je me flatte que je vous adresserai bientôt mieux que Zulime. Permettez-moi de baiser respectueusement la belle main[1] qui a écrit les remarques auxquelles j’ai obéi en partie.

· · · · · · · · · · · · · · · Si quid novisti rectius istis,
Candidus imperti ; si non, bis utere mecum.

(Hor., lib. I, ep. vi, v. 67.)
  1. Mme  d’Argental servait de secrétaire à son mari, quand celui-ci était indisposé. Voyez la lettre du 13 mars 1740, à Mme  d’Argental.