Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome35.djvu/398

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Tel que d’un chêne énorme un faible rejeton
Languit, manquant de sève et de sa nourriture.
Quand des vents furieux l’arbre souffrant l’injure
Sèche du sommet jusqu’au tronc :

Ainsi je sens en moi la voix de la nature
Plus éloquente encor que mon ambition ;
Et dans le triste cours de mon affliction,
De mon père expirant je crois voir l’ombre obscure :
Je ne vois que la sépulture
Et le funeste instant de sa destruction.

Oui, j’apprends, en devenant maître,
La fragilité de mon être ;
Recevant les grandeurs, j’en vois la vanité.
Heureux, si j’eus vécu sans être transplanté,
De ce climat doux et tranquille
Où prospérait ma liberté,
Dans ce terrain scabreux, raboteux, difficile,
De machiavélisme infecté !

Loin des folles grandeurs de la cour, de la ville,
De l’éblouissante clarté
Du trône et de la majesté,
Loin de tout cet éclat fragile.
Je leur eus préféré mon studieux asile,
Mon aimable repos et mon obscurité[1].

Vous voyez, par ces vers, que le cœur est plein de ce dont la bouche abonde ; je suis sûr que vous compatissez à ma situation, et que vous y prenez une véritable part. Envoyez-moi, je vous prie, votre Dévote votre Mahomet, et généralement tout ce que vous croyez capable de me distraire. Assurez la marquise de mon estime, et soyez persuadé que, dans quelque situation que le sort me place, vous ne verrez d’autre changement en moi que quelque chose de plus efficace, réuni à l’estime et à l’amitié que j’ai et que j’aurai toujours pour vous. Vale.

Fédéric.

Je pense mille fois à l’endroit de la Henriade qui regarde les courtisans de Valois[2] :

  1. On a déjà vu (page 139) que le prince royal faisait des vers lorsqu’il était attaqué d’une crampe dans l’estomac ; il en fait ici dans le moment où la mort prochaine de son père semblait exiger d’autres soins. On sait que, dans les circonstances les plus cruelles de la guerre de 1756, il envoya à M. de Voltaire des vers remplis de sentiments stoïques. Ce pouvoir de se distraire des grandes inquiétudes ou des grandes affaires, en se livrant à une occupation profonde, n’appartient qu’à des âmes très-fortes ; et c’est pour elles une ressource nécessaire, sans laquelle elles ne pourraient peut-être résister à la violence de leurs passions. (K.)
  2. Henri III, assassiné par Jacques Clément.