Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome35.djvu/570

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assez de crédit pour réduire à la pauvreté le savant et philosophe Bayle ; elle bannit, elle arrache à une florissante jeunesse qui court à ses leçons le successeur[1] du grand Leibnitz ; et il faut, pour le rétablir, que le ciel fasse naître un roi philolophe, vrai miracle qu’il fait bien rarement. En vain la raison humaine se perfectionne par la philosophie, qui fait tant de progrès en Europe ; en vain, vous surtout, grand prince, vous efforcez-vous de pratiquer et d’inspirer cette philosophie si humaine ; on voit dans ce même siècle, où la raison élève son trône d’un côté, le plus absurde fanatisme dresser encore ses autels de l’autre.

On pourra me reprocher que, donnant trop à mon zèle, je fais commettre dans cette pièce un crime à Mahomet, dont en effet il ne fut point coupable.

M. le comte de Boulainvilliers écrivit, il y a quelques années, la Vie[2] de ce prophète. Il essaya de le faire passer pour un grand homme que la providence avait choisi pour punir les chrétiens, et pour changer la face d’une partie du monde. M. Sale[3], qui nous a donné une excellente version de l’Alcoran en anglais, veut faire regarder Mahomet comme un Numa et comme un Thésée. J’avoue qu’il faudrait le respecter si, né prince légitime, ou appelé au gouvernement par le suffrage des siens, il avait donné des lois paisibles comme Numa, ou défendu ses compatriotes comme on le dit de Thésée. Mais qu’un marchand de chameaux excite une sédition dans sa bourgade ; qu’associé à quelques malheureux coracites il leur persuade qu’il s’entretient avec l’ange Gabriel ; qu’il se vante d’avoir été ravi au ciel, et d’y avoir reçu une partie de ce livre inintelligible qui fait frémir le sens commun à chaque page ; que, pour faire respecter ce livre, il porte dans sa patrie le fer et la flamme ; qu’il égorge les pères, qu’il ravisse les filles, qu’il donne aux vaincus le choix de sa religion ou de la mort, c’est assurément ce que nul homme ne peut excuser, à moins qu’il ne soit né Turc, et que la superstition n’étouffe en lui toute lumière naturelle.

Je sais que Mahomet n’a pas tramé précisément l’espèce de

  1. Wolff. — Leibnitz lui-même faillit être victime de la superstition. « Assailli dit la Biographie universelle, d’une rude tempête sur la mer Adritique, il entendit le patron de la barque, qui ne pensait pas être compris de cet étranger, proposer de jeter à la mer cet hérétique allemand, dont la présence était la seule cause de la bourrasque. Leibnitz, sans paraître avoir rien entendu, tira un chapelet de sa poche, et, le roulant entre ses doigts d'un air dévot, échappa ainsi au danger. »
  2. La vie de Mahomet , première édition, parut en 1730, in-8o.
  3. George Sale, mort le 14 novembre 1736