Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome35.djvu/70

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méritez d’être parfaits. Qui peut ne pas s’intéresser à l’un et à l’autre ? Mme la marquise du Châtelet pense comme moi, elle aime la vérité et la candeur de votre caractère ; elle fait un cas infini de votre esprit ; elle vous trouve une imagination féconde ; votre ouvrage lui paraît plein de diamants brillants ; mais qu’il y a loin de tant de talents et de tant de grâces à un ouvrage correct ! La nature a tout fait pour vous ; ne lui demandez plus rien ; demandez tout à l’art ; il ne vous manque plus que de travailler avec difficulté. Vingt bons vers en quinze jours sont mal-aisés à faire ; et, depuis nos grands maîtres, dites-moi qui a fait vingt bons vers alexandrins de suite ? Je ne connais personne dont on puisse en citer un pareil nombre. Et voilà pourquoi tout le monde s’est jeté dans ce misérable style marotique, dans ce style bigarré et grimaçant, où l’on allie monstrueusement le trivial et le sublime, le sérieux et le comique, le langage de Rabelais, celui de Villon, et celui de nos jours. À la bonne heure, qu’un laid visage[1] se couvre de ce masque. Rien n’est si rare que le beau naturel ; c’est un don que vous avez ; tirez-en donc, mon cher ami, tout le parti que vous pouvez ; il ne tient qu’à vous. Je vous jure que vous serez supérieur en tout ce que vous entreprendrez ; mais ne négligez rien. Je vous donne un bon conseil, après vous avoir donné de bien mauvais exemples. Je me suis mis trop tard à corriger mes ouvrages ; je passe actuellement les jours et les nuits à réformer la Henriade, Œdipe, Brutus, et tout ce que j’ai jamais fait. N’attendez pas comme moi :

Si nolis sanus, curres hydropicus · · · · · · · · · · · · · · ·

(Hor., lib. I, ep. ii, V. 34.)


Je songe à guérir mes maladies ; mais vous, prévenez celles qui peuvent vous attaquer. Puisque vous chantez l’étude avec tant d’esprit et de courage, ayez aussi le courage de limer cette production vingt fois ; renvoyez-la-moi, et que je vous la renvoie encore. La gloire, en ce métier-ci, est comme le royaume des cieux, et violenti rapiunt illud[2]. Que je sois donc votre directeur pour ce royaume des belles-lettres ; vous êtes une belle âme à diriger. Continuez dans le bon chemin, travaillez ; je veux que vous fassiez aux belles-lettres et à la France un honneur immortel. Plutus ne doit être que le valet de chambre d’Apollon ; le tarif est bientôt connu, mais une épître en vers est un terrible

  1. Allusion au style des dernières épîtres de J.-B. Rousseau.
  2. Matth., xi, 12.