Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome36.djvu/131

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pas de songer aux belles-lettres. Chez vous, un goût ne fait pas tort à l’autre. Il y a des âmes qui n’ont pas un seul goût ; votre âme les a tous, et si Dieu aimait un peu le genre humain, il accorderait cette universalité à tous les princes, afin qu’ils pussent discerner le bon en tout genre, et le protéger. C’est pour cela que je m’imagine qu’ils sont faits originairement.

Je connais quelques acteurs pour la tragédie, qui ne sont pas sans talents, et qui pourraient convenir à Votre Majesté : car je me flatte qu’elle ne se bornera pas à des galimatias italiens et à des gambades françaises. Le héros aimera toujours le théâtre qui représente les héros. Puissiez-vous, sire, jouir bientôt de toutes sortes de plaisirs, comme vous avez acquis toutes sortes de gloire ! C’est le vœu sincère de votre admirateur, de votre sujet par le cœur, qui malheureusement ne vit point dans vos États d’un esprit pénétré de la grandeur du vôtre, et d’un cœur qui s’intéresse à votre bonheur autant que vous-même. Recevez, sire, avec votre bonté ordinaire, mes très-profonds respects.


1505. — À FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
À Paris, ce 26 mai.

Le Salomon du Nord en est donc l’Alexandre,
Et l’amour de la terre en est aussi l’effroi !
L’Autrichien vaincu, fuyant devant mon roi,
Au monde à jamais doit apprendre
Qu’il faut que les guerriers prennent de vous la loi,
Comme on vit les savants la prendre.
J’aime peu les héros, ils font trop de fracas ;
Je hais ces conquérants, fiers ennemis d’eux-même,
Qui dans les horreurs des combats
Ont placé le bonheur suprême,
Cherchant partout la mort, et la faisant souffrir
À cent mille hommes leurs semblables.
Plus leur gloire a d’éclat, plus ils sont haïssables.
Ô ciel ! que je vous dois haïr !
Je vous aime pourtant, malgré tout ce carnage
Dont vous avez souillé les champs de nos Germains,
Malgré tous ces guerriers que vos vaillantes mains
Font passer au sombre rivage.
Vous êtes un héros, mais vous êtes un sage ;
Votre raison maudit les exploits inhumains
Où vous força votre courage ;