Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome36.djvu/223

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Ne montrez point, je vous en prie, cette lettre ; je vous le demande en grâce ; mais faites usage des choses qu’elle contient, et des prières que je vous fais. Faites jouer César, ma reine jouez Thérèse[1]. Écrivez-moi chez Mme  du Châtelet. Comptez que, partout où je serai, vous aurez sur moi un empire absolu. Permettez que je fasse mes compliments à M. de Brémont, et comptez sur le tendre et respectueux attachement de V.


1589. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À la Haye, au palais du roi de Prusse,
le 5 juillet.

Eh bien ! mes adorables anges, ce petit hémisphère est plus fou et plus malheureux que jamais ; et moi, ne suis-je pas un des plus infortunés de la bande ? Les uns vont mourir de faim ou par l’épée des ennemis, vers le Danube, les autres sur le plein, et moi, où vais-je ? où suis-je ? J’ai bien peur de mourir de chagrin loin de vous.

Est-on devenu assez déterminément ostrogoths pour ne pas jouer Jules César ! Si on avait dit, il y a quelques années, qu’on parviendrait à cet excès d’impertinence, on ne l’aurait pas cru. Je ne vous déplairai pas en vous disant qu’il y a ici une comédie assez passable. Prin et Fierville en sont les principaux acteurs. Il y a une Bercaville qui vaut mieux, sans comparaison, que toutes les soubrettes qu’on a essayées, et qui est plus effrontée elle seule que toutes les autres ensemble. Les Anglais sont encore plus effrontés pourtant, et prennent un terrible ascendant sur ce théâtre-ci. Ils jouent le rôle de tyrans fort noblement ; et les Hollandais, celui d’assistants derrière leurs maîtres. Peut-on se réjouir à Paris dans ce malheur général ! Hélas ! il le faut bien et on tuerait[2] cent mille hommes en Allemagne, que l’Opéra serait plein les vendredis. Mais pourquoi la Comédie ne le serat-elle pas ?

Le roi de Prusse est réellement indigné des persécutions que j’essuie il veut absolument m’établir à Berlin j’ai sacrifié sa lettre à Mme  du Châtelet et à mes anges. Tout ce que je vous dis là, je le dis à M. de Pont-de-Veyle, baisant toujours vos ailes avec un pur amour.

  1. Il ne reste de cette pièce qu’un fragment, imprimé tome IV, pages 259 et suivantes.
  2. Allusion à la défaite de Dettingen, dont Voltaire parle dans le chapitre x du Précis du Siècle de Louis XV.