Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome36.djvu/232

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imprime des livres où l’on explique Newton, et où l’on dit que les rêveries de Descartes sont des rêveries !

J’aime encore mieux l’abus qu’on fait ici de la liberté d’imprimer ses pensées que cet esclavage dans lequel on veut chez vous mettre l’esprit humain. Si l’on y va de ce train, que nous restera-t-il, que le souvenir de la gloire du beau siècle de Louis XIV ?

Cette décadence me ferait souhaiter de m’établir dans le pays où je suis à présent. N’ayant rien à y prétendre, je n’aurais point de plaintes à former. Je vivrais tranquille, et j’y souhaiterais à la France des temps plus brillants.

Il y a ici des hommes très-estimables ; la Haye est un séjour délicieux l’été, et la liberté y rend les hivers moins rudes. J’aime à voir les maîtres de l’État simples citoyens. Il y a des partis, et il faut bien qu’il y en ait dans une république ; mais l’esprit de parti n’ôte rien à l’amour de la patrie, et je vois de grands hommes opposés à de grands hommes.

Je suis bien aise, pour l’honneur de la poésie, que ce soit un poëte[1] qui ait contribué ici à procurer des secours à la reine de Hongrie, et que la trompette de la guerre ait été la très-humble servante de la lyre d’Apollon. Je vois, d’un autre côté, avec non moins d’admiration, un des principaux membres de l’État, dont le système est tout pacifique, marcher à pied sans domestiques, habiter une maison faite pour ces consuls romains qui faisaient cuire leurs légumes, dépenser à peine deux mille florins par an pour sa personne, et en donner plus de vingt mille à des familles indigentes.

Ces grands exemples échappent à la plupart des voyageurs mais ne vaut-il pas mieux voir de telles curiosités que les processions de Rome, les récollets au Capitole[2], et le miracle de saint Janvier[3] ? Des hommes de bien, des hommes de génie, voilà mes miracles.

Ce gouvernement-ci vous plairait infiniment, même avec les défauts qui en sont inséparables. Il est tout municipal, et voilà ce que vous aimez. La Haye d’ailleurs est le pays des nouvelles et des livres ; c’est proprement la ville des ambassadeurs leur société est toujours très-utile à qui veut s’instruire. On les voit tous en un jour. On sort, on rentre chez soi ; chaque rue est une

  1. Van Haren voyez une note de la lettre 1533.
  2. Voyez, tome XXIII, page 479, le Dialogue entre Marc-Aurèle et un Récollet.
  3. Voyez tome XIII, pages 96-97.