Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome36.djvu/570

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au coin du feu. Le roi mon maître a la bonté de me dispenser de tout service. Si je me raccommode un peu cet hiver, il serait bien doux de venir me mettre à vos pieds, dans le commencement de l’été : ce serait pour moi un rajeunissement. Mais dois-je l’espérer ? Il me reste un souffle de vie, et ce souffle est à vous. Mais je voudrais venir à Berlin avec M. de Séchelles, que Votre Majesté connaît ; elle en croirait peut-être plus un intendant d’armée, qui parle gras et qui m’a rendu le service de faire arrêter, à Bruxelles, la nommée Desvignes, laquelle était encore saisie de tous les papiers qu’elle avait volés à Mme du Châtelet, et dont elle avait déjà fait marché avec les coquins de libraires d’Amsterdam[1]. Votre Majesté pourrait très-aiséments en informer. Je vous avoue, sire, que j’ai été très-affligé que vous ayez soupçonné que j’eusse pu rien déguiser. Mais si les libraires d’Amsterdam sont des fripons à pendre, le grand Frédéric, après tout, doit-il être fâché qu’on sache, dans la postérité, qu’il m’honorait de ses bontés ? Pour moi, sire, je voudrais n’avoir jamais rien fait imprimer ; je voudrais n’avoir écrit que pour vous, avoir passé tous mes jours à votre cour, et passer encore le reste de ma vie à vous admirer de près. J’ai fait une très-grande sottise de cultiver les lettres pour le public. Il faut mettre cela au rang des vanités dangereuses dont vous parlez si bien[2] ; et, en vérité, tout est vanité, hors de passer ses jours auprès d’un homme tel que vous.

Faites comme il vous plaira, mais mon admiration, mon très-profond respect, mon tendre attachement, ne finiront qu’avec ma vie.


1947. — À M. DARGET[3].
À Cirey, ce 26 janvier 1749.

M. d’Arnaud a dû vous mander ce qui est arrivé à votre paquet. J’espère que si Sa Majesté daigne m’honorer de quelques nou-

  1. Voyez le cinquième alinéa de la lettre 1816.
  2. Dans l’Épître sur la Gloire et l’Intérêt.
  3. Darget avait accompagné, en qualité de secrétaire, le marquis de Valori, ambassadeur en Prusse (de 1739 à 1748), et qui accompagna Frédéric dans ses campagnes. Dans un campement, en 1745, le logement de l’ambassadeur français fut placé dans un faubourg de Jaronivitz. Un détachement d’Autrichiens s’y présenta de grand matin. Darget revêt la robe de l’ambassadeur, est pris pour lui, et emmené prisonnier. Il sauvait ainsi son maître. Frédéric, instruit de ce dévouement, se hâta de faire échanger Darget, et voulut se l’attacher. Du consentement de Valori, Darget passa au service du roi de Prusse, devint son lecteur et son secrétaire, se maria en Prusse ; mais en 1749, il perdit sa femme, et quitta Berlin en mars 1752. De retour en France, il eut une place à l’École militaire, puis fut