Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome37.djvu/171

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quêtes que Charlemagne. Je fais, comme vous voyez, ce que je peux pour me justifier ; mais je n’en ai pas moins de remords de vous avoir quittée. La destinée se joue de nous. Je cherche la gaieté aux soupers des reines, et, quand je suis rentré chez moi, je trouve la tristesse. Mon inquiétude m’ôte le sommeil. J’attends votre première lettre pour fixer mon âme, qui ne sait plus où elle en est.


2117. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Berlin, ce 28 août.

Jugez en partie, mes très-chers anges, si je suis excusable. Jugez-en par la lettre[1] que le roi de Prusse m’a écrite de son appartement au mien, lettre qui répond aux très-sages, très-éloquentes, et très-fortes raisons que ma nièce alléguait, sur un simple pressentiment. Je lui envoie cette lettre ; qu’elle vous la montre : lisez-la, je vous en prie, et vous croirez lire une lettre de Trajan ou de Marc-Aurèle. Je n’en ai pas moins le cœur déchiré. Je me livre à ma destinée, et je me jette, la tête la première, dans l’abîme de la fatalité qui nous conduit tous. Ah ! mes chers anges ! ayez pitié des combats que j’éprouve, et de la douleur mortelle avec laquelle je m’arrache à vous. J’en ai presque toujours vécu séparé ; mais autrefois c’était la persécution la plus injuste, la plus cruelle, la plus acharnée ; aujourd’hui c’est le premier homme de l’univers, c’est un philosophe couronné qui m’enlève. Comment voulez-vous que je résiste ? comment voulez-vous que j’oublie la manière barbare dont j’ai été traité dans mon pays ? Songez-vous bien qu’on a pris le prétexte du Mondain, c’est-à-dire du badinage le plus innocent (que je lirais à Rome au pape) ; que d’indignes ennemis et d’infâmes superstitieux ont pris, dis-je, ce prétexte pour me faire exiler ? Il y a quinze ans, direz-vous, que cela est passé. Non, mes anges, il y a un jour, et ces injustices atroces sont toujours des blessures récentes. Je suis, je l’avoue, comblé des bienfaits de mon roi. Je lui demande, le cœur pénétré, la permission de le servir en servant le roi de Prusse, son allié et son ami. Je serai toujours son sujet ; mais puis-je regretter les cabales d’un pays où j’ai été si maltraité ? Tout cela ne m’empêcherait pas de songer à Zulime, à Adélaïde, à Aurèlie ; mais je n’ai point ici les deux premières. Je comptais, en partant, n’être

  1. Celle du 23 août, ci-dessus, page 159.