Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome37.djvu/328

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pation, et pour les vers, et pour la prose, enfin des bontés à tourner la tête, une conversation délicieuse, de la liberté, l’oubli de la royauté dans le commerce, mille attentions qui seraient séduisantes dans un particulier, tout cela me renverse la cervelle. Je me donne à lui par passion, par aveuglement, et sans raisonner. Je m’imagine que je suis dans une province de France. Il me demande au roi son frère, et je crois que le roi son frère le trouvera fort bon. Je vous le jure, comme si j’allais mourir, il ne m’est pas entré dans la tête que ni le roi ni Mme  de Pompadour prissent seulement garde à moi, et qu’ils pussent être piqués le moins du monde. Je me disais : Qu’importe à un roi de France un atome comme moi de plus ou de moins ? J’étais en France, harcelé, ballotté, persécuté depuis trente ans par des gens de lettres et par des bigots. Je me trouve ici tranquille ; je mène une vie entièrement convenable à ma mauvaise santé ; j’ai tout mon temps à moi, nul devoir à rendre ; le roi me laisse dîner toujours dans ma chambre, et souvent y souper. Voilà comme je vis depuis un an ; et je vous avoue que, sans l’envie extrême de venir vous faire ma cour, qui me trouble sans cesse, et sans une nièce que j’aime de tout mon cœur, je serais trop heureux.

Il serait impertinent à moi de vous parler si longtemps de moi-même, si vous ne me l’aviez ordonné : ainsi, encore un petit mot, je vous en prie. Vous me demandez pourquoi j’ai pris la clef de chambellan, la croix, et vingt mille francs de pension ? Parce que je croyais alors que ma nièce viendrait s’établir avec moi ; elle y était toute préparée ; mais la vie de Potsdam, qui est délicieuse pour moi, serait affreuse pour une femme ; ainsi me voilà malheureux dans mon bonheur, chose fort ordinaire à nous autres hommes. Mais ce qui augmente à la fois mon bonheur, ma sensibilité, et mes regrets, ce qui me ravit et ce qui me déchire, c’est cette bonté avec laquelle vous daignez entrer dans mes erreurs et dans mes misères. Comment avez-vous eu le temps d’avoir tant de bonté ? Quoi ! vous avez du temps ! Ah ! si vous étiez un peu sédentaire, comme mon roi de Prusse !… mais… Vous auriez mis le comble à vos grâces, si vous m’aviez dit un petit mot de Mlle  de Richelieu et de M. le duc de Fronsac. Vous me dites que vous devenez vieux : vous ne le serez jamais ; la nature vous a donné ce feu avec lequel on ne sent jamais la langueur de l’âge. Vous serez plus philosophe, mais vous ne serez jamais vieux ; c’est moi, indigne, qui le suis devenu terriblement, et j’ai bien peur d’être dans peu hors d’état de profiter des charmes des rois, et des maréchaux de Richelieu. Il faut au moins avoir des