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2307. — À M. LE DUC D’UZÈS.
À Potsdam, le 4 décembre.

C’est par un heureux hasard, monsieur le duc, que je reçus, il y a quinze jours, votre lettre du 2 octobre par la voie de Genève. Il y avait longtemps que deux Genevois, qui s’étaient mis en tête d’entrer au service du roi de Prusse, m’envoyaient régulièrement de si gros paquets de vers et de prose, qui coûtaient un louis de port et qui ne valaient pas un denier, qu’enfin j’avais pris le parti de faire dire au bureau des postes de Berlin que je ne prendrais aucun paquet qui me serait adressé de Genève. Je fus averti, le 15 novembre, qu’il y en avait un d’arrivé avec un beau manteau ducal ; ce magnifique symbole d’une dignité peu républicaine me fit douter que ce n’était pas de la marchandise genevoise qu’on m’adressait. J’envoyai retirer le paquet, et j’en fus bien récompensé en lisant les réflexions pleines de profondeur et de justesse que vous m’avez fait l’honneur de m’adresser. J’y aurais répondu sur-le-champ, mais il y a quinze jours que je suis au lit, et je ne peux pas encore écrire. Ainsi vous permettrez que je dicte tout ce que l’estime la plus juste et le plaisir de trouver en vous un philosophe peuvent inspirer à un pauvre malade.

Il paraît, monsieur le duc, que vous connaissez très-bien les hommes et les livres, et les affaires de ce monde. Vous faites l’histoire de la cour, quand vous dites que, de quarante années, on en passe souvent trente-neuf dans des inutilités. Rien n’est plus vrai, et la plupart des hommes meurent sans avoir vécu. Vous vivez beaucoup, puisque vous pensez beaucoup : c’est du moins une consolation pour une âme bien faite. Il y en a peu qui soient capables de se supporter elles-mêmes dans la retraite. Le tourbillon du monde étourdit toujours, et la solitude ennuie quelquefois. Je m’imagine que vous n’êtes pas solitaire à Uzès, que vous y avez quelque compagnie digne de vous, à qui vous pouvez communiquer vos idées. Il faut que les âmes pensantes se frottent l’une contre l’autre pour faire jaillir de la lumière. Ne seriez-vous point à Uzès à peu près comme le roi de Prusse à

    mode auprès des rois. Alors je prendrais congé du plus noble et du plus doux esclavage. Mais si je vivais avec vous, je ne m’en séparerais pas. On peut vieillir et radoter avec un ami, mais non avec un roi. Adieu, mon cher bon monsieur, mon plus cher ami ; je suis, du fond de mon cœur, à vous pour jamais.