Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome37.djvu/423

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mais je ne pouvais avoir une autre opinion. J’étais instruit plus que personne ; la mère du petit malheureux qui fut séduit pour déposer contre Saurin servait chez mon père : c’est ce que vous trouverez dans le factum fait en forme judiciaire par l’avocat Ducornet en faveur de Saurin. J’interrogeai cette femme, et même plusieurs années après le procès criminel : elle me dit toujours que « Dieu avait puni son fils pour avoir fait un faux serment, et pour avoir accusé un homme innocent » ; et il faut remarquer que ce garçon ne fut condamné qu’au bannissement, en faveur de son âge et de la faiblesse de son esprit. Je n’entre point dans le détail des autres preuves ; vous devez présumer qu’il est bien difficile que deux tribunaux aient unanimement condamné un homme dont le crime n’eût pas paru avéré. Si vous voulez, après cette réflexion, songer quelle bile noire dominait Rousseau ; si vous voulez vous souvenir qu’il avait fait contre le directeur de l’Opéra, contre Berrin[1] contre Pécourt, et d’autres, des couplets entièrement semblables à ceux pour lesquels il fut condamné ; si vous observez que tous ceux qui étaient attaqués dans ces couplets abominables étaient ses ennemis et les amis de Saurin ; votre conviction sera aussi entière que celle des juges. Enfin, quand il s’agit de flétrir ou le parlement ou Rousseau, il est clair qu’après tout ce que je viens de vous dire il n’y a pas à balancer.

C’est à cet horrible précipice que le conduisirent l’envie et la haine dont il était dévoré. Songez-y bien, monsieur ; la jalousie, quand elle est furieuse, produit plus de crimes que l’intérêt et l’ambition.

Ce qui vous a fait suspendre votre jugement, c’est la dévotion dont Rousseau voulut couvrir, sur la fin de sa vie, de si grands égarements et de si grands malheurs. Mais lorsqu’il fit un voyage clandestin à Paris dans ses derniers jours, et lorsqu’il sollicitait sa grâce, il ne put s’empêcher de faire des vers satiriques bien moins bons à la vérité que ses premiers ouvrages, mais non moins distillant l’amertume et l’injure. Que voulez-vous que je vous dise ? La Brinvilliers était dévote, et allait à confesse après avoir empoisonné son père ; et elle empoisonnait son frère après la confession. Tout cela est horrible ; mais après les excès où j’ai vu l’envie s’emporter, après les impostures atroces que je lui ai vu répandre, après les manœuvres que je lui ai vu faire, je ne suis plus surpris de rien à mon âge.

  1. Voyez tome XXII, page 334. Berrin était musicien de l’Opéra et dessinateur du cabinet du roi.