Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome39.djvu/101

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vivre, mais du pays, par exemple, où vous êtes, et généralement de tout pays libre ; j’ose poser en fait qui’il n’y a peut-être pas dans le Haut-Valais un seul montagnard mécontent de sa vie presque automate, et qui n’acceptât volontiers, au lieu même du paradis, le marché de renaître sans cesse pour végéter ainsi perpétuellement. Ces différences me font croire que c’est souvent l’abus que nous faisons de la vie qui nous la rend à charge ; et j’ai bien moins bonne opinion de ceux qui sont fâchés d’avoir vécu que de celui qui peut dire avec Caton : Nec me vixisse pœnilet, quooniam ita vixi ut frustra me natum non existimem. Cela n’empêche pas que le sage ne puisse quelquefois déloger volontairement, sans murmure et sans désespoir, quand la nature ou la fortune lui portent bien distinctement l’ordre du départ. Mais selon le cours ordinaire des choses, de quelques maux que soit semée la vie humaine, elle n’est pas, à tout prendre, un mauvais présent ; et si ce n’est pas toujours un mal de mourir, c’en est fort rarement un de vivre.

Nos différentes manières de penser sur tous ces articles m’apprennent pourquoi plusieurs de vos preuves sont peu concluantes pour moi : car je n’ignore pas combien la raison humaine prend plus facilement le moule de nos opinions que celui de la vérité, et qu’entre deux hommes d’avis contraire, ce que l’un croit démontré n’est souvent qu’un sophisme pour l’autre.

Quand vous attaquez, par exemple, la chaîne des êtres si bien décrite par Pope, vous dites qu’il n’est pas vrai que si l’on ôtait un atome du monde le monde ne pourrait subsister. Vous citez là-dessus M. de Crousaz ; puis vous ajoutez que la nature n’est asservie à aucune mesure précise ni à aucune forme précise ; que nulle planète ne se meut dans une courbe absolument régulière ; que nul être connu n’est d’une figure précisément mathématique ; que nulle quantité précise n’est requise pour nulle opération ; que la nature n’agit jamais rigoureusement ; qu’ainsi on n’a aucune raison d’assurer qu’un atome de moins sur la terre serait la cause de la destruction de la terre. Je vous avoue que, sur tout cela, monsieur, je suis plus frappé de la force de l’assertion que de celle du raisonnement, et qu’en cette occasion je céderais avec plus de confiance à votre autorité qu’à vos preuves.

À l’égard de M.  de Crousaz, je n’ai point lu son écrit contre Pope[1], et ne suis peut-être pas en état de l’entendre ; mais ce qu’il y a de très-certain, c’est que je ne lui céderai pas ce que je vous aurai disputé, et que j’ai tout aussi peu de foi à ses preuves qu’à son autorité. Loin de penser que la nature ne soit point asservie à la précision des quantités et des figures, je croirais tout au contraire qu’elle seule suit à la rigueur cette précision, parce qu’elle seule sait comparer exactement les fins et les moyens, et mesurer la force à la résistance. Quant à ses irrégularités prétendues, peut-on douter qu’elles n’aient toutes leur cause physique ? Et suffit-il de ne la pas apercevoir pour nier qu’elle existe ? Ces apparentes irrégularités viennent sans doute de quelques lois que nous ignorons, et que la nature suit tout aussi fidèlement que celles qui nous sont connues ; de quelque agent que nous

  1. Commentaire sur la traduction en vers, de M. l’abbé du Resnel, de l’Essai de M. Pope sur l’Homme, 1738, in-12.