Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome39.djvu/134

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tante, et n’imaginant pas qu’il pût sortir de ma tête un avis dont on pût faire usage dans ce beau métier de détruire l’espèce humaine. Il a pris la chose sérieusement. Il m’a demandé un modèle ; il l’a porté à M. d’Argenson. On l’exécute à présent en petit ; ce sera un fort joli engin. On le montrera au roi. Si cela réussit, il y aura de quoi étouffer de rire que ce soit moi qui sois l’auteur de cette machine destructive. Je voudrais que vous commandassiez l’armée, et que vous tuassiez force Prussiens avec mon petit secret.

J’ai eu la vanité de souhaiter qu’on sût mes nobles refus à votre cour. J’aurais celle d’aller à Vienne, si j’étais jeune et ingambe, et si je n’étais pas dans mes Délices avec votre servante ; mais je suis un rêveur paralytique, et je mourrai de douleur de ne pouvoir vous faire ma cour avant de mourir. Je n’ai de libre que la main droite ; je m’en sers comme je peux pour renouveler mon très-tendre respect à mon hèros, qui daignera me conserver son souvenir.


3523. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Aux Délices, 1er novembre.

Mon très-cher ange, il y a longtemps que je ne vous ai parlé du tripot[1]. M. le duc de Villars est venu de Provence dans mon ermitage, et il a insisté sur Zulime comme vous-même. Je l’avais engagé à venir se faire guérir, par le grand Tronchin, d’un petit rhumatisme que le soleil de Marseille et d’Aix n’avait pu fondre. À peine est-il arrivé que j’ai été pris d’un rhumatisme général sur tout mon pauvre corps, et notre Tronchin n’y peut rien. Il me reste une main pour vous écrire ; mais il n’y a pas chez moi une goutte de sang poétique qui ne soit figée. Heureusement nous avons du temps devant nous. Vous savez comment s’est terminée la pièce de Pirna[2], par des sifflets. Il a rendu enfin le livre de Poésie[3] ; le voilà libre, sans armée et sans argent. On est désespéré à Vienne. Le diable de Salomon l’emporte et l’emportera. S’il est toujours heureux et plein de gloire, je serai justifié de mon ancien goût pour lui ; s’il est battu, je serai vengé.

  1. Voltaire désignait ainsi la Comédie française en particulier, et quelquefois aussi ce qui concernait le théâtre en général.
  2. Voyez une des notes de la lettre 3243.
  3. Voltaire, parlant des revers du roi de Prusse, dit qu’il a rendu enfin le livre de poésie, par allusion aux mauvais traitements que Freytag avait fait essuyer à Voltaire sous prétexte de ravoir l’œuvre de poésie.