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est-il à Paris, comme on le dit ? Personne ne m’en parle, et je suis bien curieux. Je voudrais vous écrire quatre pages, et je finis parce que la poste part. Nous faisons ici des mariages ; nous rendons service, Mme  Denis et moi, à notre petit pays roman, et nous allons jouer en trois actes la Femme qui a raison[1].

Mille tendres respects.


3429. — DE MADAME LA MARGRAVE DE BAIREUTH.
Le 8 octobre.

Vos lettres me sont toutes bien parvenues. L’agitation de mon esprit a si fort accablé mon corps que je n’ai pu vous répondre plus lot. Je suis surprise que vous soyez étonné de notre désespoir. Il faut que les nouvelles soient bien rares dans vos cantons, puisque vous ignorez ce qui se passe dans le monde. J’avais dessein de vous faire une relation détaillée de l’enchaînement de nos malheurs. Ma faiblesse y a mis obstacle. Je ne vous la ferai que très-abrégée. La bataille de Kollin était déjà gagnée, et les Prussiens étaient les maîtres du champ de bataille, sur la montagne, à l’aile droite des ennemis, lorsqu’un certain mauvais génie[2], que vous n’aimez point, s’avisa, contre les ordres exprès qu’il avait reçus du roi, d’attaquer le corps de bataille autrichien ; ce qui causa un grand intervalle entre l’aile gauche prussienne, qui était victorieuse, et ce corps. Il empêcha aussi que cette aile fût soutenue. Le roi boucha le vide avec deux régiments de cavalerie. Une décharge de canons à cartouches les fit reculer et fuir. Les Autrichiens, qui avaient eu le temps de se reconnaître, tombèrent en flanc et à dos sur les Prussiens. Le roi, malgré son habileté et ses peines, ne put remédier au désordre. Il fut en danger d’être pris ou tué. Le premier bataillon des gardes à pied lui donna le temps de se retirer, en se jetant devant lui. Il vit massacrer ces braves gens, qui périrent tous, à la réserve de deux cents, après avoir fait une cruelle boucherie des ennemis. Le blocus de Prague fut levé le lendemain[3]. Le roi forma deux armées ; il donna le commandement de l’une à mon frère de Prusse[4], et garda l’autre. Il tira un cordon depuis Lissa jusqu’à Leutmeritz, où il posa son camp. La désertion se mit dans son armée. De près de trente mille Saxons, à peine il en resta deux à trois mille. Le roi avait en face l’armée de Nadasti ; mon frère, qui était à Lissa, celle de Daun. Mon frère tirait ses vivres de Zittau ; le roi, du magasin de Leutmeritz. Daun passa l’Elbe, et déroba une marche au

  1. Comédie de Voltaire ; voyez tome IV, page 573.
  2. On ne sait si la margrave fait allusion ici à quelque manœuvre imprudente du prince Maurice d’Anhalt, nommé vers la fin de cette lettre, ou à Sa sacrée Majesté le Hasard, dont Voltaire parle à Frédéric II au commencement de sa lettre du 30 mars 1759. (Cl.)
  3. Le 19 juin 1757.
  4. Auguste-Guillaume, mort en juin 1758.