Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome39.djvu/293

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jours, et je doute qu’elle puisse et qu’elle veuille entreprendre ce voyage. Ce qu’elle m’a écrit, ce que le roi son frère m’a écrit, est si étrange, si singulier, qu’on ne le croirait pas, que je ne le crois pas moi-même, et que je n’en dirai rien, de peur de lui faire trop de tort.

Je dois me borner à vous avouer qu’en qualité d’homme très-attaché à cette princesse, d’homme qui a appartenu à son frère, et surtout d’homme qui aime le bien public, je lui ai conseillé de tenter des démarches à la cour de France. Je n’ai jamais pu me persuader qu’on voulût donner à la maison d’Autriche plus de puissance qu’elle n’en a jamais eu en Allemagne sous Ferdinand II, et la mettre en état de s’unir à la première occasion avec l’Angleterre plus puissamment que jamais. Je ne me mêle point de politique ; mais la balance en tout genre me parait bien naturelle.

Je sais bien que le roi de Prusse, par sa conduite, a forcé la cour de France à le punir et à lui faire perdre une partie de ses États. Elle ne peut empêcher à présent que la maison d’Autriche ne reprenne sa Silésie, ni même que les Suédois ne se ressaisissent de quelque terrain en Poméranie. Il faut sans doute que le roi de Prusse perde beaucoup ; mais pourquoi le dépouiller de tout ? Quel beau rôle peut jouer Louis XV en se rendant l’arbitre des puissances, en faisant les partages, en renouvelant la célèbre époque de la paix de Westphalie ! Aucun événement du siècle de Louis XIV ne serait aussi glorieux.

Il m’a paru que madame la margrave avait une estime particulière pour un homme respectable[1] que vous voyez souvent. J’imagine que si elle écrivait directement au roi une lettre touchante et raisonnée, et qu’elle adressât cette lettre à la personne dont je vous parle, cette personne pourrait, sans se compromettre, l’appuyer de son crédit et de son conseil. Il serait, ce me semble, bien difficile qu’on refusât l’offre d’être l’arbitre de tout, et de donner des lois absolues à un prince qui croyait, le 17 juin, en donner à toute l’Allemagne. Qui sait même si la personne principale, qui aurait envoyé la lettre de madame la margrave au roi, qui l’aurait appuyée, qui l’aurait fait réussir, ne pourrait pas se mettre à la tête du congrès qui réglerait la destinée de l’Europe ? Ce ne serait sortir de sa retraite honorable que pour la plus noble fonction qu’un homme puisse faire dans le monde ; ce serait couronner sa carrière de gloire.

  1. Le cardinal de Tencin.