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Le soir.

… J’arrive de chez Voltaire. Je suis fort contente du grand homme ; il m’a accablée de politesses. Ce n’est pas sa faute si nous sommes revenus ce soir en ville : il voulait nous garder. J’ai fort bien soutenu cette journée ; ainsi soyez tranquille. À demain.


3480. — À MADAME DE FONTAINE.
Aux Délices, 10 décembre.

Que faites-vous, ma paresseuse nièce ? Comment vous portez-vous ? Aurez-vous le temps de faire copier le portrait de votre oncle pour l’Académie française ? D’Alembert se chargera de le donner, puisqu’on le demande. Je l’ai promis, et je vous prie de dégager ma parole. J’aime mieux les tableaux que vous m’avez envoyés pour Lausanne : cela est plus gai que le squelette d’un vieil académicien.

Je n’ai point eu de vos nouvelles depuis longtemps. Il s’est passé d’étranges choses. J’ai consolé Luc ; je lui ai donné des conseils de philosophe, et il a été trop roi pour les suivre. Il nous a battus indignement. Il valait mieux, dira votre ami[1], faire courir des chariots d’Assyrie en rase campagne que de se faire assommer entre deux collines, et d’être obligés de s’enfuir avec honte devant six bataillons prussiens, sans avoir combattu. Quand M.  de Custine[2] est mort de ses blessures, le roi de Prusse a dit : « Je plains les Français, je regrette leur vie et leur gloire. » Il a fait déchirer les draps d’une dame auprès de Mersbourg pour faire des bandages à nos blessés, et il nous accable de bons mots. Les Autrichiens n’en disent point, mais ils battent ses troupes ; ils nous vengent et nous humilient.

Vous savez que le prince de Bevern, son meilleur général, est prisonnier ; que Breslau appartient du 23 de novembre à l’impératrice ; que les Autrichiens vont marcher vers Berlin ; que peut-être à présent M.  de Richelieu a donné bataille aux troupes du roi d’Angleterre, qui ne sont pas plus honnêtes sur terre que sur mer : le droit des gens est devenu une chimère, mais le droit du plus fort n’en est point une. Voilà probablement le système de l’Europe qui va entièrement changer. Mais que nous importe ? Nous n’avons que notre maigre individu à conserver.

  1. Le marquis de Florian.
  2. Marc-Antoine, marquis de Custine, maréchal de camp, blessé mortellement à Rosbach.