Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome39.djvu/34

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petite vérole à nos princes[1]. Je ne doute pas qu’il ne réussisse, malgré les cris de la cour et des sots. Tout allait à merveille le 5 du mois. Mme  de Villeroi[2] attend la première place vacante pour être inoculée. Les enfants de M.  de La Rochefoucauld et de M.  le maréchal de Belle-Isle se disputent le pas. Il a plus de vogue que la Duchapt[3], et il la mérite bien. C’est un homme haut de six pieds, savant comme un Esculape, et beau comme Apollon. Il n’y a point de femme qui ne fût fort aise d’être inoculée par lui. Nous commençons à prendre les systèmes des Anglais ; mais il faudrait apprendre aussi à les battre sur mer. Je crois actuellement M.  de Richelieu en chemin pour aller voir s’il y a d’aussi beau marbre à Port-Mahon qu’à Gênes, et si on y fait d’aussi belles statues. Il pourra bien rencontrer sur sa route quelque brutal d’amiral anglais qu’il faudra écarter à coups de canon ; mais je me flatte que le gouvernement a bien pris ses mesures, et que les Français arriveront avant les Anglais. Ceux-ci ont plus de deux cents lieues de mer à traverser, et M.  de Richelieu n’a qu’un trajet de soixante-dix lieues à faire : ce qui peut s’exécuter en quarante heures très-aisément, par le beau temps que nous avons.

Quoique je ne sois pas grand nouvelliste, il faut pourtant, madame, que je vous dise des nouvelles de l’Amérique. Il est vrai qu’il n’y a pas de roi Nicolas ; mais il n’en est pas moins vrai que les jésuites sont autant de rois au Paraguai. Le roi d’Espagne envoie quatre vaisseaux de guerre contre les rèvèrends pères. Cela est si vrai que moi, qui vous parle, je fournis ma part d’un de ces quatre vaisseaux. J’étais, je ne sais comment, intéressé dans un navire considérable qui partait pour Bienos-Ayres ; nous l’avons fourni au gouvernement pour transporter des troupes ; et, pour achever le plaisant de cette aventure, ce vaisseau s’appelle le Pascal ; il s’en va combattre la morale relâchée. Cette petite anecdote ne déplaira pas à votre amie[4] : elle ne trouvera pas mauvais que je fasse la guerre aux jésuites, quand je suis en terre hérétique.

Avouez, madame, que ma destinée est singulière. Je vous assure que nous regrettons tous les jours, Mme  Denis et moi, que

  1. Le duc de Chartres, et Mlle  d’Orléans, sa sœur, nés en 1750.
  2. Jeanne-Louise-Constance, fille du duc d’Aumont. Sa mère était morte de la petite vérole en 1753. Née en 1731, mariée, en 1747, à Gab.-L.-F. de Neuville, duc de Villeroi, dont le père était mort de la même maladie vers la fin de 1732.
  3. Marchande de modes.
  4. Mme  de Brumath.