Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome39.djvu/369

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M.  de Voltaire vous avait fait beaucoup de politesses, et que vous y aviez dîné deux fois. Vous voyez, ma tendre amie, que pour peu que vos lettres prêtent à la méchanceté et à l’envie, on ne manquera pas d’en faire usage ; c’est surtout à votre époux qu’il ne faut parler que de la pluie et du beau temps, car j’ai découvert que c’est à lui que vous devez ce ridicule propos. Il est fier pour vous des avances que vous a faites Voltaire, comme si vous ne les méritiez pas. Recommandez bien à Linant de ne jamais rendre compte de tout ce que vous faites…


3519. — DE MADAME D’EPINAI À M.  GRIMM[1].

… Mon sauveur m’a raconté, ce matin, qu’un marquis de B*** venait d’arriver ici pour voir Voltaire, et le consulter sur je ne sais quel poëme qu’il a fait : il ne le connaît pas, mais il a une lettre d’un homme de ses amis pour sa femme, qui est à Genève, et qui gouverne despotiquement Voltaire. Cette femme est une manière de bel esprit, à ce que l’on dit : elle se croit philosophe, parce qu’elle fait passablement des vers ; sa manie est d’endoctriner ; elle a séduit Voltaire ; et le mari, qui est bonhomme, et qui est pétri de complaisance, a fait semblant de croire à sa mauvaise santé, et a contenté, en la menant à Genève, la vanité qu’elle avait de jouer un rôle. Eh bien ! ce mari, c’est M.  d’Épinai, et cette femme, c’est moi. M.  Tronchin m’a crue plus philosophe que je ne le suis, en me faisant ce récit. J’avoue, mon ami, que j’en ai été très-affectée. Cependant, comme dit le docteur, quel tort réel cela peut-il me faire ? Je n’en sais rien, mais il est humiliant d’être tympanisée ainsi. De tous ceux qui ont ri de cette histoire, qui est-ce qui a intérêt à l’approfondir ? Me voilà traduite en ridicule ! On ne parlera pas de moi, en leur présence, qu’ils ne se disent : « Ah ! c’est cette femme bel esprit ! … »


Le lendemain.

Nous arrivons de chez Voltaire ; il était plus aimable, plus gai, plus extravagant qu’à quinze ans ; il m’a fait toutes sortes de déclarations les plus plaisantes du monde. « Votre malade, disait-il à M.  Tronchin, est vraiment philosophe ; elle a trouvé le grand secret de tirer de sa manière d’être le meilleur parti possible ; je voudrais être son disciple ; mais le pli est pris, je suis vieux. Nous sommes ici une troupe de fous qui avons, au contraire, tiré de notre manière d’être le plus mauvais parti possible. Qu’y faire ? Ah ! ma philosophie ! c’est une aigle dans une cage de gaze. Si je n’étais pas mourant, je vous aurais dit tout cela en vers… »

  1. Mémoires et Correspondances de Mme  d’Épinai. Paris, Charpentier, 1865.