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ANNÉE 1758.

existence. Ce petit gnome ne vous a donc pas répondu ; je le ferai ester à droit, de pardieu, fût-ce dans Argentan[1], en basse Normandie. Je vous suis doublement obligé de vos bons conseils et de vos bonnes plaisanteries.

Je vois qu’il n’est pas aisé de trouver un procureur honnête homme, encore moins un marquis qui paye ses dettes. Cet Ange doit être furieusement grand seigneur, car non-seulement il ne paye point ses créanciers, mais il ne daigne pas leur faire civilité. Cet Ango n’est point du tout poli.

Vous allez donc à Paris, mon cher ami, chercher le plaisir, et ne le point trouver ; jouir de la ville, et ne l’aimer ni ne l’estimer, et y attendre le moment de retourner à votre charmante terre. Pour moi, j’ai renoncé aux villes ; j’ai acheté une assez bonne terre à deux lieues de mes Délices ; je ne voyage que de l’une à l’autre, et, si j’entreprenais de plus grandes courses, ce serait pour vous.

Le roi de Prusse m’écrit souvent qu’il voudrait être à ma place : je le crois bien ; la vie des philosophes est bien au-dessus de celle des rois. Le maréchal de Daun et le greffier de l’empire instrumentent toujours contre Frédéric, Les uns le vantent, les autres l’abhorrent : il n’a qu’un plaisir, c’est de faire parler de lui. J’ai cru autrefois que ce plaisir était quelque chose, mais je m’aperçois que c’est une sottise ; il n’y a de bon que de vivre tranquille dans le sein de l’amitié. Je vous embrasse de tout mon cœur. Mme  Denis en fait autant. V.


3695. — À M.  BERTRAND.
Aux Délices, 11 novembre.

Je n’ai point connu de comte de Manstein[2], mon cher philosophe, à moins que le roi de Prusse ne l’ait fait comte pour le consoler d’avoir été massacré par des pandours. C’était un Poméranien devenu Russe, qui avait pris le comte de Munich à bras-le-corps, l’avait colleté, secoué, et mis di sotto, puis le garrotta, et l’envoya dans une charrette en Sibérie. Ensuite, ayant peut-être quelque peur d’y aller à son tour, il quitta le service d’Élisabeth pour celui de Frédéric ; il se mit à faire des Mémoires. J’en mis une partie en français ; mais il y a encore quelques

  1. C’est à trois lieues d’Argentan qu’était le château de Lamotte-Lézeau : voyez la lettre 3703.
  2. Voyez la lettre à Formey, du 3 mars 1759.