Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome39.djvu/75

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C’est une pièce complexe, à ce que je vois, que celle de Port-Mahon. Nous ne touchons pas encore au dénoûment, et bien des gens commencent à siffler. Ma petite lettre, non trop tôt écrite, « mais trop tôt envoyée par M.  d’Egmont à Mme  d’Egmont[1], donne assez beau jeu aux rieurs. On en a supprimé la prose, et on n’a fait courir que les vers, qui ont un peu l’air de vendre la peau de l’ours avant qu’on l’ait mis par terre[2]. Si M.  de Richelieu ne prend pas ce maudit rocher, il retrouvera à Versailles et à Paris beaucoup plus d’ennemis qu’il n’y en a dans le fort Saint-Philippe. Il faut, pour mon honneur, et pour le sien surtout, qu’il prenne incessamment la ville. Il se trouverait, en cas de malheur, que mes compliments n’auraient été qu’un ridicule. Je vous prie de bien dire, mon cher ange, que je n’ai pas eu celui de répandre des éloges si prématurés. Si M.  d’Egmont avait été un grand politique, il ne les aurait fait courir qu’à la veille de prendre la garnison prisonnière.

La Beaumelle m’embarrasse un peu davantage : il est triste d’être obligé de lui répondre ; cependant il le faut. Son livre a trop de cours pour que je laisse subsister tant d’erreurs et tant d’impostures. Il attaque cent familles, il prodigue le scandale et l’injure sans la moindre preuve ; il parle de tout au hasard ; et plus il est audacieux dans le mensonge, plus il est lu avec avidité. Je peux vous répondre qu’il y a peu de pages où l’on ne trouve des mensonges très-aisés à confondre. Il faut les relever, la preuve en main, dans des notes au bas des pages du Siècle de Louis XIV, sans aucune affectation, et par le seul intérêt de la vérité. Si vous et vos amis vous aviez remarqué quelque chose d’important, je vous serais bien obligé d’avoir la bonté de m’en avertir ; peut-être même les yeux du public commencent-ils à s’ouvrir sur cette insolente rapsodie. On me mande que les gens un peu instruits en pensent comme moi ; à la longue ils dirigent le sentiment du public. Nous voilà bien loin de la tragédie, mon cher ange ; j’ai besoin pour ce travail de n’en avoir aucun autre sur les bras, de quelque nature que ce soit. Tronchin est revenu ; je lui donne ma santé à gouverner, et mon âme à vous. Mille tendres respects à tous les anges.

  1. Mlle  de Richelieu, née à Montpellier le 1er mars 1740 ; mariée le 10 février 1756 au comte d’Egmont-Pignatelli, nommé lieutenant général en 1762.
  2. La Fontaine, livre V, fable xx.