Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome39.djvu/99

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poëme contre la Providence, et je me garderai bien de lui donner ce nom, quoique vous ayez qualifié de livre contre le genre humain[1] un écrit où je plaidais la cause du genre humain contre lui-même. Je sais la distinction qu’il faut faire entre les intentions d’un auteur et les conséquences qui peuvent se tirer de sa doctrine. La juste défense de moi-même m’oblige seulement à vous faire observer qu’en peignant les misères humaines mon but était excusable, et même louable, à ce que je crois : car je montrais aux hommes comment ils faisaient leurs malheurs eux-mêmes, et par conséquent comment ils les pouvaient éviter.

Je ne vois pas qu’on puisse chercher la source du mal moral ailleurs que dans l’homme libre, perfectionné, partant corrompu ; et quant aux maux physiques, si la matière sensible et impassible est une contradiction, comme il me le semble, ils sont inévitables dans tout système dont l’homme fait partie, et alors la question n’est point pourquoi l’homme n’est pas parfaitement heureux, mais pourquoi il existe. De plus, je crois avoir montré qu’excepté la mort, qui n’est presque un mal que par les préparatifs dont on la fait précéder, la plupart de nos maux physiques sont encore notre ouvrage. Sans quitter votre sujet de Lisbonne, convenez, par exemple, que la nature n’avait point rassemblé là vingt mille maisons de six à sept étages, et que si les habitants de cette grande ville eussent été dispersés plus également, et plus légèrement logés, le dégât eût été beaucoup moindre, et peut-être nul. Tout eût fui au premier ébranlement, et on les eût vus le lendemain, à vingt lieues de là, tout aussi gais que s’il n’était rien arrivé. Mais il faut rester, s’opiniâtrer autour des masures, s’exposer à de nouvelles secousses, parce que ce qu’on laisse vaut mieux que ce qu’on peut emporter. Combien de malheureux ont péri dans ce désastre pour vouloir prendre, l’un ses habits, l’autre ses papiers, l’autre son argent ? Ne sait-on pas que la personne de chaque homme est devenue la moindre partie de lui-même, et que ce n’est presque pas la peine de la sauver quand on a perdu tout le reste ?

Vous auriez voulu, et qui ne l’eût pas voulu de même, que le tremblement se fût fait au fond d’un désert plutôt qu’à Lisbonne. Peut-on douter qu’il ne s’en forme aussi dans les déserts ? Mais nous n’en parlons point, parce qu’ils ne font aucun mal aux messieurs des villes, les seuls hommes dont nous tenions compte. Ils en font peu même aux animaux et aux sauvages qui habitent épars ces lieux retirés, et qui ne craignent ni la chute des toits ni l’embrasement des maisons. Mais que signifierait un pareil privilège ? Serait-ce donc à dire que l’ordre du monde doit changer selon nos caprices, que la nature doit être soumise à nos lois, et que, pour lui interdire un tremblement de terre en quelque lieu, nous n’avons qu’à y bâtir une ville ?

Il y a des événements qui nous frappent souvent plus ou moins selon les faces sous lesquelles on les considère, et qui perdent beaucoup de l’hor-

  1. C’est dans sa lettre à J.-J. Rousseau, du 30 août 1755, que Voltaire qualifiait ainsi le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes.