Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome40.djvu/223

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et de mes dépenses. J’y vais mettre ordre, et rentrer sous les lois de l’académie de lésine. On ne peut mieux prendre son temps. Le discrédit, l’humiliation, sont au comble ; chaque jour annonce un nouveau malheur. Tant de pertes, tant de maux, saisissent si pleinement les cœurs qu’à peine parle-t-on du vaisseau chargé de jésuites et des révérends pères qu’on va pendre.


3965. — À FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
(6 novembre) 1759.

Dans quelque état que vous soyez[1], il est très-sûr que vous êtes un grand homme. Ce n’est pas pour ennuyer Votre Majesté que je lui écris, c’est pour me confesser, à condition qu’elle me donnera absolution. Je vous ai trahi ; voici le fait. Vous m’avez écrit une lettre moitié dans le goût de Marc-Aurèle, votre patron, moitié dans le goût de Martial ou de Juvénal, votre autre patron. Je la montrai d’abord à une petite Française minaudière[2] de la cour de France, qui est venue, comme les autres, à Genève, au temple d’Esculape, pour se faire guérir par le grand Tronchin, très-grand en effet, car il est haut de six pieds, beau et bien fait ; et si monseigneur le prince Ferdinand votre frère était femme, il viendrait se faire guérir comme les autres. Cette minaudière est, comme je crois l’avoir dit à Votre Majesté, la bonne amie d’un certain duc, d’un certain ministre[3] ; elle a beaucoup d’esprit, et son ami aussi. Elle fut enchantée, elle baisa votre lettre, et vous aurait fait pis si vous aviez été là. « Envoyez cela sur-le-champ à mon ami, dit-elle ; il vous aime dès son enfance, il admire le roi de Prusse, il ne pense en rien comme les autres, il voit clair ; il est de la vraie chevalerie qui réunit l’esprit et les armes. » La dame en dit tant que je copiai votre lettre, en retranchant très-honnêtement tout le Martial et tout le Juvénal, et laissant fidèlement tout le Marc-Aurèle, c’est-à-dire toute votre prose, dans laquelle pourtant votre Marc-Aurèle nous donne force coups de patte, et prétend que nous sommes ambitieux. Hélas ! sire, nous sommes de plaisantes gens pour avoir de l’ambition. Enfin, je ne puis m’empêcher de vous envoyer la réponse qu’on m’a faite. Je puis bien trahir un duc et pair, ayant trahi un roi ; mais, je vous en conjure, n’en faites semblant. Tâchez, sire, de déchiffrer l’écriture.

  1. La position de Frédéric devenait plus critique de jour en jour.
  2. Mme de Robecq ; voyez le dernier alinéa de la lettre 4161.
  3. Le duc de Choiseul.