Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome40.djvu/330

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Envoyez-moi donc, m’allez-vous dire, la tendre Aménaïde et la passionnée Fanime[1]. — Oui, sans doute, elles partiront dans huit jours. Vous n’avez qu’à dire l’adresse, et vous serez obéi sur-le-champ ; j’opine pour Aménaïde et la chevalerie. Cela est tout neuf, cela ne ressemble à rien, et la Fanime ressemble à tout. Elle a les yeux d’Ariane, le nez de Didon, le menton de Roxane. Elle n’a malheureusement pas d’Acomat, et le beau garçon qui fait l’amoureux est fort au-dessous de Bajazet. Donnons toute la préférence aux chevaliers qui paraissent pour la première fois avec leur bouclier et leur haubert, et aux rimes croisées, et à la pompe du spectacle ; mais surtout ne nous pressons pas, je vous en conjure. Je ne peux pas m’imaginer que le public aille au spectacle avec un esprit bénévole, quand on est sans vaisseaux et sans vaisselle, et qu’on ne peut faire ni la guerre ni la paix. Je suis bien las d’ailleurs des fréronades, et il est triste, à mon âge, d’être toujours dans le public comme le faquin de l’Académie de Dugast, auquel on tire. Les amusements innocents de ma retraite et de la vieillesse n’ont pu me mettre à l’abri des coups de ce malheureux Fréron ; il faut avouer que ce rôle est insupportable, et qu’il est bien avilissant.

Mon autre persécuteur, M. l’abbé d’Espagnac, est plus poli ; aussi lui ai-je envoyé respectueusement un nouveau mémoire, qui sera le dernier ; après quoi, je tendrai le cou. J’ai peur d’être dégoûté de mes terres en France comme de tragédies. On m’a saisi mon pain, sous prétexte d’un manque de formalité au bureau de la frontière. Je m’en suis plaint à M. le duc de Choiseul, et je lui ai dit combien il était dur de ne pouvoir manger son pain, que les Grecs appellent τόν άρτον.

Pour Luc[2], je n’entends pas, mon cher ange, ce que vous imaginez quand vous dites que je serai trop vengé. Il a près de cent mille hommes ; le prince Ferdinand aura une armée formidable, et, qui pis est, il y aura une quinzaine de mille d’Anglais dans cette armée. Je fais beaucoup de vœux, et j’ai peu d’espérance.

À l’égard des lettres de lui à moi qu’on a imprimées, je ne les ai point vues ; mais j’ai les minutes de toutes ces lettres, que je lui renvoyais corrigées, et qu’un Bonneville lui a, dit-on, volées. J’ai mis la main à tout ce qu’on a imprimé de lui. Il a été un peu ingrat. M. de Choiseul ne vous a-t-il rien confié touchant

  1. Tancrède et Zulime, tragédies.
  2. Les premiers éditeurs de cette lettre ont imprimé Lui au lieu de Luc.