Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome40.djvu/508

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

voulu conjecturer après vous, il a rêvé très-creux. J’ai été obligé, en conscience, de me moquer de lui, sans le nommer pourtant, dans la Préface[1] de l’Histoire de Pierre Ier. On imprimait cette histoire l’année passée, lorsqu’on m’envoya cette plaisanterie de M.  de Guignes. Je vous avoue que j’éclatai de rire en voyant que le roi Yu était précisément le roi d’Egypte Mènes, comme Platon était, chez Scarron, l’anagramme de Chopine, en changeant seulement pla en cho, et ton en pine. J’étais émerveillé qu’on fût si doctement absurde dans notre siècle. Je pris donc la liberté de dire dans ma Préface : « Je sais que des philosophes d’un grand mérite ont cru voir quelque conformité entre ces peuples ; mais on a trop abusé de leurs doutes, etc, »

Or ces philosophes d’un grand mérite, c’est vous, monsieur ; et ceux qui abusent de vos doutes[2], ce sont les Guignes. Je lui en devais d’ailleurs à propos des Huns, car M.  de Guignes se moque encore du monde avec son Histoire des Huns[3]. J’ai vu des Huns, moi qui vous parle ; j’ai eu chez moi des petits Huns, nés à trois cents lieues à l’est de Tobolskoi[4] qui ressemblaient, comme deux gouttes d’eau, à des chiens de Boulogne, et qui avaient beaucoup d’esprit. Ils parlaient français comme s’ils étaient nés à Paris, et je me consolais de nous voir battus de tous côtés en voyant que notre langue triomphait dans la Sibérie. Cela est, par parenthèse, bien remarquable ; jamais nous n’avons écrit de si mauvais livres, et fait tant de sottises qu’aujourd’hui, et jamais notre langue n’a été si étendue dans le monde.

J’aurai l’honneur de vous soumettre incessamment le premier volume de l’Histoire de l’empire de Russie sous Pierre le Grand. Il commence par une description des provinces de la Russie, et l’on y verra des choses plus extraordinaires que les imaginations de M.  de Guignes ; mais ce n’est pas ma faute, je n’ai fait que dépouiller les archives de Pétersbourg et de Moscou, qu’on m’a envoyées. Je n’ai point voulu faire paraître ce volume, avant de l’exposer à la critique des savants d’Archangel et du Kamtschatka. Mon exemplaire a resté un an en Russie ; on me le renvoie. On m’assure que je n’ai trompé personne en avançant que les Samoyèdes ont le mamelon d’un beau noir d’ébène, et qu’il y a encore des races d’hommes gris-pommelé fort jolis. Ceux qui

  1. Voyez tome XVI, page 381.
  2. Le Roux Deshauteraies (mort en 1795) avait aussi publié, en 1759, des Doutes sur la dissertation de M.  de Guignes, quia pour titre Mémoire, etc.
  3. 1756-1758, cinq volumes in-4o.
  4. Ou Tobolsk.