Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome41.djvu/254

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

que la feuille de Fréron, dans laquelle Mlle  Corneille est déshonorée, a été lue par ce gentilhomme ; il y a lu que « le père de la demoiselle est une espèce de petit commis de la poste de deux sous, à 50 livres par mois de gages, et que sa fille a quitté son couvent pour venir recevoir chez moi son éducation d’un bateleur de la Foire ». Cette insulte a fait beaucoup de bruit à Genève, où les feuilles du nommé Fréron sont lues. On a les yeux sur notre maison. Le scandale a circulé dans toute la province. Le gentilhomme qui se proposait pour Mlle  Corneille a été très-refroidi, et il est vraisemblable que cet établissement n’aura pas lieu. Enfin Mlle  Corneille a été instruite des lignes diffamatoires de Fréron. Jugez de son état et de son affliction ! Elle a pris le parti d’envoyer un mémoire de dix ou douze lignes à M.  le comte de Saint-Florentin ; à M.  Seguier, avocat général ; et à monsieur le lieutenant de police[1]. Nous lui avons conseillé cette démarche. Ce mémoire est aussi simple que court ; et, pour peu qu’il y ait encore de justice et d’honneur chez les hommes, la plainte de Mlle  Corneille doit faire une grande impression. Nous savons bien que M.  Seguier ne se mêlera pas directement de cette affaire ; mais, étant informé qu’il est personnellement outré contre ce monstre de Fréron, nous avons cru qu’il était bon de lui adresser un mémoire.

Nous pensons, Mme  Denis et moi, que si vous voulez bien, monsieur, appuyer les justes plaintes d’une demoiselle qui porte le nom de Corneille, qui vous a déjà tant d’obligations, et qui se trouve publiquement déshonorée par un scélérat, enfin qui est sur le point de perdre un établissement avantageux, vous réussirez infailliblement en représentant à M.  de Saint-Florentin, et à M.  de Sartine, déjà instruit de l’atrocité du nommé Fréron, l’impudence avec laquelle il diffame en six lignes une famille entière, le tort irréparable qu’il fait à une demoiselle d’un nom respectable ; vous engagerez aisément M.  Seguier à protéger cette victime que Fréron immole à sa méchanceté.

Je le répète, monsieur, si on avait fait cet outrage à la fille d’un procureur, l’auteur de l’insulte serait puni.

Vous communiquerez sans doute ma lettre à M.  du Tillet, qui doit ressentir plus vivement que personne l’affront et le tort

  1. Antoine-Raymond-Jean-Gualbert-Gabriel de Sartine, né à Barcelone en 1729, lieutenant général de police depuis le Ier décembre 1759 jusqu’en mai 1774 ; ministre de la marine la même année, et jusqu’en 1780 ; mort à Tarragone en 1801. (B.)