Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome41.djvu/359

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cendre au parterre, pour être extasié des traits d’esprit, des saillies, des bons mots, et de l’importance des discours qui y règnent, et empêchent qu’on ne s’endorme aux fadaises de vous autres auteurs. En vérité, mon ami, quelques-uns de nos théâtres vous consoleraient bien de la peine que vous font les spectateurs français.

Le bon sens étant proscrit, il n’est pas étonnant si les opéras et la danse exercent leur despotisme : car ce sont les spectacles les mieux goûtés par ces compagnies d’étourdis que l’oisiveté rassemble, que la médisance anime, et que la lubricité soutient. Les eunuques et les danseurs, dont nous sommes véritablement inondés, sont pour l’art comique et tragique autant de Goths, d’Hérules, et de Vandales, qui dans les théâtres ont apporté ou secondé l’ignorance et le mauvais goût. L’extravagance des opéras sérieux, les grimaces des burlesques, et le mimique des ballets, sont restés maîtres de la place.

Le célèbre Goldoni, qui a mérité vos éloges, a fait connaître que l’on peut rire sans honte, s’instruire sans s’ennuyer, et s’amuser avec profit. Mais quel essaim de babillards et de censeurs indiscrets s’éleva contre lui ! Par ceux que je connais personnellement, je les divise en deux classes : la première comprend une espèce de savants vétilleux que nous appelons parolai, juges et connaisseurs des mots, qui prétendent que tout est gâté dès qu’une phrase n’est pas tout à fait cruscante, dès qu’une parole est tant soi peu déplacée, ou que l’expression n’est pas assez noble et sublime. Je crois qu’il y aurait à contester longtemps sur ces imputations ; mais laissons à part tout débat. La réponse est facile ; c’est Horace qui la donne :


Ubi plura nitent in carmine, non ego paucis
Offendar maculis, quas aut incuria fudit,
Aut humana parum cavit natura[1].


Et Dryden ajoute fort censément :


Errors, like straws, upon the surface flow,
He, who would search for pearl, must diver below[2].


L’autre classe, qui est la plus fière, est un corps respectable de plusieurs nobles des deux sexes, qui crient vengeance contre M. Goldoni, parce qu’il ose exposer sur la scène le comte, le marquis, et la dame, avec des caractères ridicules et vicieux, qui ne sont pas parmi nous, ou qui ne doivent pas être corrigés. Le crime vraiment est énorme, et le criminel mérite un rigoureux châtiment. Il a eu tort de s’en tenir au sentiment de Despréaux :


La noblesse, Dangeau, n’est pas une chimère,
Quand, sous l’étroite loi d’une vertu sévère,
Un homme issu d’un sang fécond en demi-dieux

  1. Horace, de Arte poetica, 351-353.
  2. « Les fautes surnagent comme de la paille ; celui qui veut des perles doit plonger au fond. »