Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome41.djvu/63

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’autres violences dans le peuple ; le droit du plus fort faisant la loi, non-seulement de peuple à peuple, mais encore de citoyen à citoyen.

Cette scène du monde, presque de tous les temps et de tous les lieux, vous voudriez la changer ! Voilà votre folie, à vous autres moralistes. Montez en chaire avec Bourdaloue, ou prenez la plume avec La Bruyère, temps perdu : le monde ira toujours comme il va. Un gouvernement qui pourrait pourvoir à tout en ferait plus en un an que tout l’ordre des frères prêcheurs n’en a fait depuis son institution.

Lycurgue en fort peu de temps éleva les Spartiates au-dessus de l’humanité. Les ressorts de sagesse que Confucius imagina, il y a plus de deux mille ans, ont encore leur effet à la Chine.

Mais, comme ni vous ni moi ne sommes faits pour gouverner, si vous avez de si grandes démangeaisons de réforme, réformez nos vertus, dont les excès pourraient à la fin préjudicier à la prospérité de l’État. Cette réforme est plus facile que celle des vices. La liste des vertus outrées serait longue ; j’en indiquerai quelques-unes, vous devinerez aisément les autres.

On s’aperçoit, en parcourant nos campagnes, que les enfants de la terre ne mangent que fort au-dessous du besoin : on a peine à concevoir cette passion immodérée pour l’abstinence. On croit même qu’ils se sont mis dans la tête qu’ils seront plus saints en faisant jeûner les bestiaux.

Qu’arrive-t-il ? Les hommes et les animaux languissent, leurs générations sont faibles, les travaux sont suspendus, et la culture en souffre.

La patience est encore une vertu que les campagnes outrent peut-être. Si les exacteurs des tributs s’en tenaient à la volonté du prince, patienter serait un devoir ; mais questionnez ces bonnes gens qui nous donnent du pain, ils vous diront que la façon de lever les impôts est cent fois plus onéreuse que le tribut même. La patience les ruine, et les propriétaires avec eux.

La chaire évangélique a cent fois reproché aux grands et aux rois leur dureté envers les indigents. Cette capitale s’est corrigée à toute outrance : les antichambres regorgent de serviteurs mieux nourris, mieux vêtus que les seigneurs des paroisses d’où ils sortent. Cet excès de charité ôte des soldats à la patrie, et des cultivateurs aux terres.

Il ne faut pas, monsieur le Spectateur du monde, que le projet de réformer nos vertus vous scandalise : les fondateurs des ordres religieux se sont réformés les uns les autres.