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ANNÉE 1769.

Savez-vous, monsieur de Voltaire, que je ne peux pas souffrir que vous soyez relégué dans un petit coin du monde, malgré l’apothéose dont vous jouissez ? Il vaut mieux communiquer avec les hommes que d’en recevoir un culte des élus : on vous invoque, on vous révère ; ici l’on vous tourmenterait peut-être ; mais qu’est-ce que cela vous ferait ? Vous en ririez, vous vous en moqueriez ; vous feriez connaissance avec la grand’maman, que vous adoreriez ; vous feriez le bonheur de sa petite-fille ; vous la délivreriez de l’ennui ; mais tout ceci sont paroles vagues et oiseuses.

Que vous dirai-je de l’époux de la grand’maman ? Je ne crains rien pour lui : ses talents et ses rivaux font ma tranquillité et la sienne.

Le pauvre président est bien malade : je crains que sa fin ne soit bien prochaine ; j’en suis très-affligée.

M. du Pin, Mme la duchesse de Boutteville, viennent de mourir subitement. C’est une folie de s’embarrasser du lendemain, d’autant plus que nous sommes presque toujours plus malheureux par ce que nous prévoyons que par ce que nous éprouvons.

Adieu, mon cher ami, ma seule consolation ; ayez toujours soin de moi.


7493. — À M. GAILLARD.
2 mars.

« Ombre adorée, ombre sans doute heureuse[1] ! » Parbleu, il faut que vous ayez lu la Canonisation de saint Cucufin, faite il y a deux ans par le pape Rezzonico. L’auteur qui a écrit la relation de la fête de saint Cucufin propose hardiment de fêter saint Henri IV. Pour moi, monsieur, je vous avertis que je vous dénoncerai à la Sorbonne. Comment, Henri IV sauvé, lui qui était en péché mortel ! lui qui est mort amoureux de la princesse de Condé ! lui qui est mort sans sacrements ! Je vous réponds que Ribaudier et Coger pecus vous laveront la tête, et Christophe vous savonnera. C’est Ravaillac qui est sauvé, entendez-vous : car il a été bien confessé ; et d’ailleurs la Sorbonne, ayant fait un saint de Jacques Clément, pourrait-elle refuser une apothéose à François Ravaillac, fût-elle en mauvais latin ? J’espère que vous reviendrez de vos mauvais principes. Il serait bien triste qu’un homme si éloquent errat dans la foi.

Vous me parlez de certaine petite folie : il est bon de n’être pas toujours sur le ton sérieux, qui est fort ennuyeux à la longue dans notre chère nation. Il faut des intermèdes. Heureux les philosophes qui peuvent rire, et même faire rire ! Si on n’avait pas ce palliatif contre les misères, les sottises atroces, et même

  1. C’est une phrase de la péroraison de l’Éloge de Henri IV, par Gaillard.