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ANNÉE 1769.

Adieu, monsieur, jusqu’à demain que je reprendrai cette lettre.

Je n’ai pu attendre la grand’raaman. Je viens de relire votre écrit aux Trois Imposteurs[1] ; on ne peut s’empêcher d’éclater de rire en le finissant ; rien n’est si sensé que le commencement et le milieu, et rien n’est si plaisant que la fin ; vous dites toujours bien, et moi je répète avec vous :

Écartons ces romans qu’on appelle systèmes,
Et pour nous élever descendons en nous-mêmes.

Si nous n’y trouvons pas la vérité, inutilement la chercherions-nous ailleurs :

Ce Dieu, dont mieux que moi tu conçois l’existence,
Devrait bien comme à toi me donner ta croyance.

Ne voilà-t-il pas une belle parodie ?

Sérieusement, monsieur de Voltaire, je suis intimement persuadée que ce que nous ne pouvons comprendre ne nous est pas nécessaire à savoir ; et qu’il nous suffit, pour être sages, c’est-à-dire pour être heureux, de nous en tenir à ce que la loi naturelle nous enseigne : Ne faites pas à antrui ce que vous ne voulez pas qu’on vous fasse. C’est dans ce sens que la crainte devient le commencement de la sagesse.

Mon Dieu ! que vous êtes heureux et que vous êtes en bonne compagnie étant seul avec vous-même ! Je paye bien cher le plaisir que vous me donnez, je ne peux plus rien lire. J’ouvre un livre qu’on me vante, ce sont des lieux communs ou des extravagances, un style abominable. Je rejette le livre, je me fais lire du Voltaire, quelquefois Mme de Sévigné, Hamilton, La Bruyère, La Rochefoucauld, et puis quelquefois des livres mal écrits, comme les Mémoires de Mademoiselle, les Illustres Françaises, etc. Je lis aussi parfois quelques traductions des anciens et des Anglais, mais pour nos beaux discours d’aujourd’hui, je ne les puis supporter ; ils me font dire hautement que je ne puis souffrir les livres bien écrits. J’aime mieux passer pour avoir le goût dépravé que de m’ennuyer de leurs ouvrages.

Ce soir nous lirons votre Épître à Boileau.


Mercredi 22.

La grand’maman n’est point venue, ainsi j’ai lu sans elle votre Épître à Boileau. Eh bien, monsieur, je ne cesse point de vous admirer et de m’étonner que le mauvais goût s’introduise tandis que vous existez. Ma lettre est d’une longueur énorme ; il y faut mettre fin en vous assurant de mon tendre attachement et de ma parfaite reconnaissance.

Notre pauvre ami le président est un peu mieux, il y a moins de disparates ; j’espère que le changement de saison pourra faire revenir ses forces, et remettre entièrement sa tête.

  1. À l’auteur du livre des Trois Imposteurs.