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ANNÉE 1769.
7520. — À MADAME LA MARQUISE DU DEFFANT.
Le 3 avril.

Chacun a son diable, madame, dans cet enfer de la vie. Le mien m’a affublé de onze accès de fièvre, et me voilà ; mais ce n’est pas pour longtemps. En vérité, c’est dommage que la nature m’ayant fait, ce me semble, pour vivre avec vous, me fasse mourir si loin de vous. Quand je dis que nos espèces d’âmes étaient modelées l’une pour l’autre, n’allez pas croire que ma vanité radote. Le fait est clair. Vous me dites par votre dernière lettre que « les choses qui ne peuvent nous être connues ne nous sont pas nécessaires ». Grand mot, madame, grande vérité, et, qui plus est, vérité très-consolante. Où il n’y a rien le roi perd ses droits, et la nature aussi. Faites-vous lire, s’il vous plaît, l’article Nécessaire dans un certain livre alphabétique[1], vous y verrez votre pensée.

C’est un dialogue entre Sélim et Osmin, deux braves musulmans ; et Osmin conclut que la nature n’ayant pas favorisé le genre humain, en tout temps et en tout lieu, du divin Alcoran, l’Alcoran n’est pas nécessaire à l’homme.

Au reste, je sens très-bien que le siècle de Louis XIV est si prodigieusement supérieur au siècle présent que les athées de ce temps-ci ne valent pas ceux du temps passé. Il n’y en a aucun qui approche de Spinosa.

Ce Spinosa admettait, avec toute l’antiquité, une intelligence universelle ; et il faut bien qu’il y en ait une, puisque nous avons de l’intelligence. Nos athées modernes substituent à cela je ne sais quelle nature incompréhensible, et je ne sais quels calculs impossibles. C’est un galimatias qui fait pitié. J’aime mieux lire un conte de La Fontaine, quoique, par parenthèse, ses Contes soient autant au-dessous de l’Arioste que l’écolier est au-dessous du maître. Cependant ces philosophes ont tous quelque chose d’excellent. Leur horreur pour le fanatisme et leur amour de la tolérance m’attache à eux. Ces deux points doivent leur concilier l’amitié de tous les honnêtes gens.

Je passe des athées à Sémiramis. Que voulez-vous, s’il vous plaît, que je fasse ? Je ne saurais, en vérité, prendre le parti de Moustapha contre elle. Son fils l’aime, son peuple l’aime, sa cour l’idolâtre ; elle m’envoie le portrait de son beau visage,

  1. Le Dictionnaire philosophique ; voyez tome XX, page 117.