Aller au contenu

Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome46.djvu/360

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
350
CORRESPONDANCE.

puisse jamais chanter les saisons aussi bien qu’un homme né dans des climats plus heureux. Le sujet manque à un Écossais tel que Thomson ; il n’a pas la même nature à peindre. La vendange chantée par Théocrite, par Virgile, origine joyeuse des premières fêtes et des premiers spectacles, est inconnue aux habitants du cinquante-quatrième degré. Ils cueillent tristement de misérables pommes sans goût et sans saveur, tandis que nous voyons sous nos fenêtres cent filles et cent garçons danser autour des chars qu’ils ont chargés de raisins délicieux : aussi Thomson n’a pas osé toucher à ce sujet, dont M. de Saint-Lambert a fait de si agréables peintures.

Un grand avantage de notre poëte philosophe, c’est d’avoir moins parlé aux simples cultivateurs qu’aux seigneurs des terres qui vivent dans leurs domaines, qui peuvent enrichir leurs vassaux, encourager leurs mariages, et être heureux du bonheur d’autrui, loin de l’insolente rapacité des oppresseurs : il s’élève contre ces oppresseurs avec une liberté et un courage respectables.

Je sais bien qu’il y a des âmes aussi basses que jalouses qui pourront me reprocher de rendre à M. de Saint-Lambert éloges pour éloges[1], et de faire avec lui trafic d’amour-propre. Je leur déclare que je ne saurais l’en estimer moins, quoiqu’il m’ait loué : je crois me connaître en vers mieux qu’eux : je suis sûr d’être plus juste qu’eux. Je raye les louanges qu’il a daigné me donner, et je n’en vois que mieux son mérite.

Je regarde son ouvrage comme une réparation d’honneur que le siècle présent fait au grand siècle passé, pour la vogue donnée pendant quelque temps à tant d’écrits barbares, à tant de paradoxes absurdes, à tant de systèmes impertinents, à ces romans politiques, à ces prétendus romans moraux dont la grossièreté, l’insolence et le ridicule, étaient la seule morale, et qui seront bientôt oubliés pour jamais.

Permettez-moi, monsieur, de vous parler à présent de la réflexion que vous faites sur les chaumières des laboureurs, sur ces cabanes, sur ces asiles du pauvre ; vous condamnez ces expressions dans le poëme des Saisons, que vous estimez d’ailleurs autant que moi.

Vous dites, avec très-grande raison, qu’une cabane ne peut

  1. Saint-Lambert, dans son chant IV, avait appelé Voltaire :

    Vainqueur des deux rivaux qui règnent sur la scène.

    Voyez la note, tome XLI, page 56.