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Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome46.djvu/483

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année 1769.

ceux qui demeurent à quatre toises derrière eux, sur le quai des Morfondus, ont presque tous des visages d’excommuniés ?

C’est assez parler du vent du nord, que je déteste, et qui me tue.

Vous avez sans doute vu Hamlet[1] : les ombres vont devenir à la mode : j’ai ouvert modestement la carrière, on va y courir à bride abattue ; domandaro acqua, non tempestà[2]. J’ai voulu animer un peu le théâtre en y mettant plus d’action, et tout actuellement est action et pantomime ; il n’y a rien de si sacré dont on n’abuse. Nous allons tomber en tout dans l’outré et dans le gigantesque ; adieu les beaux vers, adieu les sentiments du cœur, adieu tout. La musique ne sera bientôt plus qu’un charivari italien, et les pièces de théâtre ne seront plus que des tours de passe-passe. On a voulu tout perfectionner, et tout a dégénéré : je dégénère aussi tout comme un autre. J’ai pourtant envoyé à mon ami La Borde le petit changement que je vous avais envoyé pour Pandore, un peu enjolivé. Je vous avoue que j’aime beaucoup cette Pandore, parce que Jupiter est absolument dans son tort ; et je trouve extrêmement plaisant d’avoir mis la philosophie à l’Opéra. Si on joue Pandore, je serais homme à me faire porter en litière à ce spectacle ; mais,


Sic vos non vobis mellificatis, apes.

(Virg.)

J’ai donné quelquefois à Paris des plaisirs dont je n’ai point tâté. J’ai travaillé de toute façon pour les autres, et non pas pour moi ; en vérité, rien n’est plus noble.

Je vous ai envoyé, je crois, deux placets pour M. le duc de Praslin ; ce n’est point encore pour moi, je ne suis point marin, dont bien me fâche : je me meurs sur un vaisseau : sans cela, est-ce que je n’aurais pas été à la Chine, il y a plus de trente ans, pour oublier toutes les persécutions que j’essuyais à Paris, et que j’ai toujours sur le cœur ?

Mille tendres respects à Mme d’Argental.

À propos, si tout est chez moi en décadence, mon tendre attachement pour vous ne l’est pas.

  1. Voyez la note 1 de La page precédente.
  2. Voyez page 40.