Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome5.djvu/180

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peuple pour lequel elle a été faite. Ce temps touchait à celui de l’invention de la tragédie. Trois illustres rivaux, les chefs et les modèles de tous ceux qui ont excellé depuis dans le genre dramatique, se disputèrent la victoire. Les pièces des deux antagonistes de Sophocle furent louées, furent même récon)pensées ; la sienne fut couronnée et préférée. Toute la nation grecque et toute la postérité n’ont jamais varié sur ce jugement. Elle tira des gémissements et des larmes ; elle excita même des cris, qu’arrachaient la terreur et la pitié portées à leur comble : on ne peut la liie dans l’original sans répandre des pleurs. Tel est l’effet que produisit et que produit encore de nos jours la scène de l’urne, que toute l’antiquité a regardée comme un chef-d’œuvre de l’art dramatique. Aulu-Gelle rapporte que de son temps, sous l’empire d’Adrien, un acteur nommé Paulus, qui faisait le rôle d’Electre, fit tirer du tombeau l’urne qui contenait les cendres de son fils bien-aimé ; et, comme si c’eût été l’urne d’Oreste, il remplit toute l’assemblée, non pas d’une simple émotion de douleur bien imitée, mais de cris et de pleurs véritables. EtTectiven)ent, cette scène est un modèle achevé du pathétique : en la lisant, on se représente un grand peuple pénétré, qui ne peut retenir ses larmes ; on croit entendre les soupirs et les sanglots, interrompus de temps en temps par les cris les plus douloureux : mais bientôt un silence morne, signe de la consternation générale, succède à ce bruit ; tout le peuple semble tomber avec Electre dans le désespoir, à la vue de ce grand olijet de terreur et de compassion.

Si tous les Grecs et les Romains, si les deux nations les plus célèbres du monde, et qui ont le plus cultivé et chéri la littérature et la poésie, si deux peuples entiers aussi spirituels et aussi délicats, si tous ceux qui depuis eux, dans d’autres pays et avec des mœurs différentes, ont aimé les lettres grecques et ont été en état de sentir les beautés de cette pièce, se sont tous unanimement accordés à penser de même de V Electre de Sophocle, il faut absolument que ces beautés soient de tous les temps et de tous les lieux.

En effet, tout ce qui peut concourir à rendre une pièce excellente se trouve dans celle-ci : fable bien constituée ; exposition claire, noble, entière ; observation parfaite des règles de l’art ; unité de lieu, d’action et de temps l’action ne dure précisément que le temps de la représentation) ; conduite sage ; mœurs ou caractères vrais, et toujours également soutenus. Electre y respire continuellement la douleur et la vengeance, sans aucun mélange de passions étrangères. Oreste n’a d’autre idée que d’exécuter une entreprise aussi grande, aussi hardie, aussi difficile, qu’intéressant ; son cœur est fermé à tout autre sentiment, à tout autre objet. La douleur de Chrysothémis, plus sage, plus modérée que celle de sa sœur, fait un contraste adroit et continuel avec les emportements d’Électre. Les sentiments y sont partout convenables ^. La scène d’Electre et de Chrysothémis fait sortir le caractère de la première par la douceur de celui de sa sœur. Ismène, dans la tragédie d’Antigone, de Sophocle, montre la même douceur par le même art, et pour faire

1. La fin de cet alinéa est do 1757. (B.)

2. La fin de cet alinéa est aussi de 1757. (B.)