Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome5.djvu/217

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à rendre l’harmonieuse énergie des vers latins comme des vers grecs ; mais j’oserai donner une légère esquisse de ce petit tableau, peint par le grand homme que j’ai osé faire parler dans Rome sauvée, et dont j’ai imité en quelques endroits les Catilinaires.

Tel on voit cet oiseau qui porte le tonnerre,
Blessé par un serpent élancé de la terre ;
Il s’envole ; il entraîne au séjour azuré
L’ennemi tortueux dont il est entouré.
Le sang tombe des airs. Il déchire, il dévore
Le reptile acharné qui le combat encore ;
Il le perce, il le tient sous ses ongles vainqueurs ;
Par cent coups redoublés il venge ses douleurs.
Le monstre en expirant se débat, se replie ;
Il exhale en poisons les restes de sa vie ;
Et l’aigle tout sanglant, fier, et victorieux,
Le rejette en fureur, et plane au haut des cieux.

Pour peu qu’on ait la moindre étincelle de goût, on apercevra dans la faiblesse de cette copie la force du pinceau de l’original. Pourquoi donc Cicéron passe-t-il pour un mauvais poète ? parce qu’il a plu à Juvénal de le dire, parce qu’on lui a imputé un vers ridicule :

O fortunatam natam, me consule, Romam !

C’est un vers si mauvais, que le traducteur, qui a voulu en exprimer les défauts en français, n’a pu même y réussir.

O Rome fortunée, Sous mon consulat née !

ne rend pas à beaucoup près le ridicule du vers latin.

Je demande s’il est possible que l’auteur du beau morceau de poésie que je viens de citer ait fait un vers si impertinent ? Il y a des sottises qu’un homme de génie et de sens ne peut jamais dire. Je m’imagine que le préjugé, qui n’accorde presque jamais deux genres à un seul homme, fit croire Cicéron incapable de la poésie quand il y eut renoncé. Quelque mauvais plaisant, quelque ennemi de la gloire de ce grand homme, imagina ce vers ridicule, et l’attribua à l’orateur, au philosophe, au père de Rome. Juvénal, dans le siècle suivant, adopta ce bruit populaire, et le fit passer à la postérité dans ses déclamations satiriques ; et j’ose croire que beaucoup de réputations bonnes ou mauvaises se sont ainsi établies.